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"Le Jésus des sectes" : Comment le Christ ésotérique devint le Christ des universitaires

par Philip Jenkins (Colloque CESNUR 2000 - Riga, Lettonie - version préliminaire)

Depuis le milieu du 19e siècle, de nouveaux mouvements religieux marginaux se sont souvent trouvés à l’origine de conceptions spécifiques de Jésus - sage, philosophe, et instructeur occulte - dont les visions ont beaucoup en commun avec celles des enseignements asiatiques. L’Evangile d’Aquarius de Jésus le Christ et les œuvres de Mme Blavatsky, de Rudolf Steiner et d’Elisabeth Clare Prophet en sont des exemples. Ces images ont curieusement de nombreux points communs avec celles qui dominent aujourd’hui la plupart des recherches universitaires critiques sur le Nouveau Testament, plus particulièrement à la suite de la redécouverte des Evangiles Gnostiques de Nag Hammadi en Egypte (1945). Les textes universitaires modernes voient en Jésus un gnostique, un cynique, ou même un crypto-bouddhiste, plutôt que le maître juif réformiste traditionnellement reconnu. Cette publication illustrera la convergence croissante entre les idées autrefois marginales des religions minoritaires et les conceptions des confessions dominantes. Il me semble que dans les deux cas, l’intérêt que suscitent ces visions de Jésus reflète les nécessités et prédilections idéologiques du public auquel elles sont présentées.

La plus frappante des découvertes dont les étudiants des Nouvelles religions doivent faire part à leurs collègues consiste peut-être en ceci : il n’y a pas de division claire et marquée entre les "religions" - bonnes, stables, et de valeur sociale reconnue - et les "sectes" - mauvaises, pernicieuses, et destructrices. Les religions marginales deviennent des églises reconnues, et les idées considérées à l’origine comme dépassant la limite de l’excentricité peuvent facilement devenir orthodoxes. Dans cet article, j’aimerais repérer comment des théories religieuses apparemment bizarres se sont décidément introduites dans la pensée dominante, et ceci dans l’espace contemporain. Ce que je veux plus particulièrement montrer, c’est comment l’image hétérodoxe de Jésus qui a joué un rôle si vivant dans d’innombrables mouvements ésotériques marginaux est presque devenue, au cours de ces années, un paradigme dominant dans le monde universitaire. Bien que les chercheurs dans le domaine biblique n’aient pas vécu de conversion de masse de quelque sorte que ce soit au christianisme gnostique, des idées autrefois stigmatisées sont maintenant acceptées, et même orthodoxes : pour reprendre une citation, la pierre qui fut autrefois rejetée est devenue la pierre d’angle. Je crois que mon histoire personnelle constitue une étude de cas classique des frontières très "perméables" qui séparent les idées des sectes de celles des religions.

L’impact de Nag Hammadi

Mon histoire commence avec la découverte, en 1945, de la bibliothèque gnostique déterrée à Nag Hammadi, en Egypte. Cet évènement eut un effet absolument bouleversant sur la recherche universitaire moderne en matière de christianisme. Ces documents avaient été enfouis vers la fin du quatrième siècle, probablement par quelqu’un qui percevait (à juste titre) que s’ils ne l’étaient pas, ils risquaient d’être détruits par les chasseurs d’hérésies. Le texte le plus célèbre du trésor de Nag Hammadi est l’Evangile de Thomas. Au cours des deux dernières décennies, même si cela a donné lieu à des controverses, il en est venu à être largement reconnu comme un texte d’autorité à peine moins important que celui des quatre évangiles - et peut-être bien plus encore. D’autres éléments de cette collection ont apporté des visions alternatives du christianisme quasi innombrables ; bien que seulement quatre d’entre eux portent le titre explicite d’ "Evangile", des douzaines prétendent rapporter les paroles ou les actes de Jésus. Marvin Meyer, chercheur dans le domaine du "Nouveau Testament", décrit la collection de Nag Hammadi de la façon suivante : il s’agit d’une collection "tout aussi précieuse, et même peut-être plus" que les textes du Nouveau Testament. A l’encontre des manuscrits de la Mer Morte, découverts en Palestine deux ans auparavant, la collection de Nag Hammadi a rapidement été rendue disponible pour le grand public. Thomas fut traduit en anglais en 1959, et au cours des années suivantes cette œuvre a capté l’attention passionnée des média. Une nouvelle vague d’intérêt suivit dans la fin des années soixante-dix. En effet les textes de Nag Hammadi furent rendus disponibles en traduction dès 1977 : "The Nag Hammadi Library in English", et Elaine Pagels publia son commentaire des évangiles gnostiques, qui eut une grande influence. Depuis les années 70, les chercheurs qui travaillaient sur Jésus et les origines du christianisme ont beaucoup utilisé la collection de Nag Hammadi, de même que d’autres textes analogues tels que l’Evangile de Marie, déjà connu, mais qui venait seulement d’être disponible. A partir de ces textes perdus depuis longtemps, d’innombrables livres de vulgarisation et reportages dans les média brossèrent une image des origines du christianisme bien différente de la vision classique, et présentèrent les évangiles cachés comme les précieux vestiges d’un pan complètement disparu du christianisme ancien. Les Evangiles supprimés indiquent la présence de courants marginaux oubliés au sein du mouvement étonnamment divers autour de Jésus. Pour Elaine Pagels, c’est peut-être le Gnosticisme, constitué des disciples de la gnose ou connaissance spirituelle qui fut la plus importante de ces premières traditions enfouies. Actives principalement au cours des deuxième et troisième siècles, leurs idées imprégnèrent les écrits de Nag Hammadi. D’après son compte-rendu plein de talent, le gnosticisme , à la fois pertinent et moderne, aurait pu, sans les circonstances historiques, occuper une place plus glorieuse. Ce fut un mouvement oublié de mystiques libres de tout dogme, qui suivirent Jésus dans son rejet des institutions et de la hiérarchie. Les gnostiques pratiquaient " l’égalité d’accès, de participation et d’ouverture à la connaissance", au point qu’ils distribuaient les fonctions cléricales à beaucoup au cours de leurs cérémonies. Comme d’autres soi-disant hérésies, le gnosticisme accorda aux femmes un statut bien plus élevé que l’orthodoxie en place. La spiritualité gnostique rejoint aisément les vues de la psychothérapie moderne. Les "hérétiques" croyaient que les conflits et actions dramatiques décrits dans la vision du monde liée au christianisme avaient lieu dans l’esprit du candidat. Les auteurs gnostiques étaient subjectifs et intuitifs. Ils "considéraient l’invention et la créativité originales comme la marque distinctive de quiconque devenait spirituellement vivant". Implicitement, on comprend que le Jésus historique se serait senti beaucoup plus à l’aise dans ces cercles que dans l’ église lourde et autoritaire qui prétendait parler en son nom. La datation très ancienne de ces écrits perdus donne aux gnostiques et assimilés la possibilité de se situer comme une forme authentique de christianisme des origines, et qui sait, peut-être même bien sa seule vraie voix; A part l’évident attrait pour les femmes, le nouveau portrait du gnosticisme est profondément séduisant pour les chercheurs modernes, cette vaste mouvance intéressée par la spiritualité mais qui refuse les pièges de la religion et du dogme organisés. Pour un tel public, des textes comme celui de Thomas sont d’un attrait particulier. On y trouve un ton individualiste, un portrait de Jésus plutôt maître de sagesse que Rédempteur ou Sauveur céleste. Les lecteurs modernes sont intéressés par la présentation de l’œuvre, quête mystique, en tant que retour à l’innocence primitive, idée qui rappelle la quête psychologique de l’enfance intérieure. En dehors de la valeur historique de l’œuvre, la lecture de Thomas peut sans aucun doute sous-tendre la méditation et la vision intérieure, et justifier tout autant diverses formes de spiritualité contemporaine. Tout aussi captivant pour les croyants modernes, le Jésus des évangiles cachés a bien des points communs avec les traditions spirituelles de l’Asie. Ce concept facilite beaucoup le dialogue avec les autres grandes religions mondiales, et affaiblit toute prétention chrétienne à la détention exclusive de la Révélation divine. Elaine Pagels écrit : "il suffit d’écouter les paroles de l’Evangile de Thomas pour percevoir à quel point il entre en résonance avec la tradition bouddhiste …ces anciens évangiles tendent à montrer un chemin au-delà de la foi vers une recherche solitaire de la compréhension, ou gnose." Elle pose la question : "Un tel enseignement - l’identité de l’humain -divin, l’intérêt porté à l’illusion et à l’illumination, le fondateur présenté non comme Seigneur mais comme guide spirituel - tout cela ne rend-il pas un son plus oriental qu’occidental?" Elle suggère que nous pourrions voir une influence explicitement indienne chez Thomas, peut-être par l’intermédiaire des communautés chrétiennes en Inde du Sud, appelés les " Chrétiens de Thomas ". Les déclarations de Jésus ont même quelque chose qui évoque les koans du Zen. Qu’il s’agisse d’une coïncidence ou non, le mouvement autour de Jésus se fit initialement connaître comme la Voie, terme descriptif identique à celui utilisé par les autres grandes religions et systèmes philosophiques, y compris le Bouddhisme et le Taoïsme. Jésus devient ainsi bien plus sympathique aux sensibilités modernes aussi bien sur le plan du multiculturalisme que de l’ouverture aux deux sexes.

Soutenus par les explications et commentaires enthousiastes de Pagels et de Meyer des textes mystiques très denses écrits il y a 1800 ans par d’obscurs hérétiques Syriens et Egyptiens ont manifestement démontré leur attrait pour un public de masse moderne.
Les évangiles alternatifs jouent un rôle central dans les "livres sur Jésus" publiés par des maisons d’éditions commerciales importantes comme Harper. Ceux-ci donnent l’impression que Thomas, Pierre, et les autres, représentent en fait la vérité des évangiles, qu’ils bousculent même les quatre évangiles célèbres. L’images des communautés chrétiennes de l’origine ici décrites a été vulgarisée non seulement par les livres et articles universitaires mais par bien des présentations populaires, dans des documentaires à la télévision comme les séries de PBS "De Jésus à Christ", diffusées en 1998. Des textes comme ceux de Thomas se sont ainsi imposés comme une présence familière dans la conscience et le débat religieux.

Et encore du "Déjà vu"

Bien que l’évaluation des textes de Nag Hammadi soit bien loin de mes intentions présentes, je dois dire que l’image que présentent Pagels et les autres me semble profondément erronée (j’expose ces problèmes de façon plus approfondie dans mon livre "Les Evangiles Cachés", à paraître aux éditions Oxford University Press au printemps prochain). En résumé les textes comme celui de Thomas sont loin d’être les premiers comme on le prétend parfois, et leur valeur en tant que sources pour le christianisme des origines est bien limitée. De plus, bien peu de ce qui fut découvert à Nag Hammadi est en vérité vraiment nouveau pour les chercheurs universitaires. A quelques exceptions près , les universitaires modernes se montrent peu concernés par le débat très intense sur les christianismes alternatifs , qui florissait dans les décennies passées et qui donne l’impression trompeuse que toute la recherche universitaire de valeur a été produite dans les trente dernières années. Bien au contraire, la plus grande partie des preuves nécessaires à la mise en place d’une révision radicale des origines du christianisme est disponible depuis bien des années avant les années soixante-dix , et même 1870.

Au cours du 19e siècle, l’idée que les gnostiques pourraient bien avoir gardé vivantes les vérités originelles répandues par Jésus était familière à ceux qui réfléchissaient de façon critique aux problèmes de religion, certains assez marginaux, d’autres moins; Même la théorie selon laquelle Jésus était un mystique Essénien, un membre du groupe qui écrivit probablement les manuscrits de la Mer Morte, était courante un siècle avant que l’on découvrit les documents eux-mêmes, et qu’ils ne déchaînent tant de spéculations populaires.

Les spéculations à propos des Esséniens se mêlèrent aux visions que l’on avait des gnostiques, et tous deux furent considérées comme proches des origines du christianisme : il y a cent ans déjà, les gens rêvaient de découvrir des documents authentiques pour vérifier leurs théories. Et quand ils ne purent en trouver, ils les inventèrent. Plus particulièrement entre les années1880et 1920, une cascade de nouvelles découvertes transforma les conceptions du christianisme des origines, à la fois du côté " de l’orthodoxie " et du côté " de l’hérésie " La trouvaille la plus intéressante mis au jour des parties de l’évangile de Thomas, situé en Egypte, alors tout simplement appelé "Paroles de Jésus".

Bien que ceci n’ait pas eu tout à fait l’impact révolutionnaire qu’il eut sur les chercheurs modernes, des citations de Thomas apparurent dans des œuvres de piété populaire bien avant les découvertes de Nag Hammadi. Et tout comme les auteurs modernes revendiquent pour Thomas la place de "cinquième évangile", bien des experts , cent ans auparavant, attribuèrent la même importance à l’évangile de Pierre alors récemment découvert. Bien des conceptions et observations qui se sont basées sur les textes gnostiques nouvellement mis au jour étaient déjà très connues avant 1900. Même le rôle particulier des disciples féminines, qui provoqua tant de commentaires ces dernières années , faisait déjà l’objet de discussion à cette époque. Cette notion apparaissait dans les écrits New Age et féministes du début du vingtième siècle - et bien que cela tende à être oublié dans les écrits modernes , aussi bien les féministes que les adeptes du New Age écrivirent beaucoup sur les origines du christianisme, durant cette période. Les perspectives radicales en matière .3

de religion ne furent pas une innovation des années 60. Ces nouvelles spéculations atteignirent le public à travers magazines, journaux et romans et devinrent tout à fait courantes pour tout honnête homme raisonnablement bien informé.

La plus troublante des nouvelles découvertes de la fin du 19e siècle fut la "Pistis Sophia" (Foi-Sagesse, ou Foi de la Sagesse), un compte rendu allégorique de la conception du monde des gnostiques, que certains attribuèrent à tort à Valentin lui-même. Acheté dans les années 1760, ce texte Copte, demeura pratiquement dans l’ombre au British Museum jusqu’à ce qu’ en 1851, on put le traduire en latin et en grec. Dès 1896, les lecteurs britanniques eurent accès à une traduction de G.R.S. Mead, auteur prolifique qui devint le grand vulgarisateur contemporain des hérésies oubliées, un peu comme Elaine Pagels un siècle plus tard. Les publications de Mead comprennent les onze volumes "Echos de la Gnose"(1906-1908), une édition extensive de tous les écrits gnostiques alors connus, tandis que " The Gnostic John the Baptiser (Jean-Baptiste le gnostique)", était la traduction des psaumes de la secte Mandéenne. Mead faisait consciemment connaître ces textes comme des évangiles cachés : il décrivait la Pistis Sophia comme un évangile gnostique, et le texte fut couramment reconnu comme "une sorte d’évangile issu de quelque secte gnostique des origines".

La Pistis Sophia fut le commencement de la redécouverte moderne des évangiles gnostiques. Du fait de son élaboration si précise (on compte trois cent pages en traduction), l’œuvre présente une introduction complète au gnosticisme, y compris bien des aspects qui ont constitué les plus grands pôles d’intérêts dans les évangiles de Nag Hammadi. La Pistis Sophia prétend faire un compte rendu des échanges entre Jésus et ses disciples après la Résurrection, mais elle diffère radicalement des textes canoniques par sa relation des puissances spirituelles qui dirigent l’univers, sa croyance à la réincarnation, et son utilisation fréquente de formules magiques et d’invocations. Le Jésus ici décrit est un maître mystique, et les échanges rapportés sont ceux qu’il eut avec des disciples féminines de haut niveau comme Marie-Madeleine. De nombreux livre y traitent des étapes au cours desquelles Jésus libère la figure surnaturelle (et féminine) de Sophia, la Sagesse céleste, de ses liens avec l’erreur et le monde matériel; elle est progressivement réintégrée au ciel dans son statut divin d’antan. Les évènements ici décrits se déroulent symboliquement et psychologiquement, ce qui est typique de ces évangiles, en nette opposition avec l’attachement de l’orthodoxie chrétienne à la réalité historique.

D’une façon très similaire aux textes de Nag Hammadi un siècle plus tard, la Pistis Sophia déclencha une vague d’intérêt général chez les féministes, les ésotéristes, et ceux qui aspiraient à une réforme radicale du christianisme.

Le Jésus des Sectes

Tout cela m’amène au point-clé de ce travail. Il y a cent ans, pratiquement toutes les idées présentées aujourd’hui comme le dernier cri chez les universitaires travaillant sur le sujet de Jésus étaient déjà largement connues, bien qu’elles le fussent moins des chercheurs en matière biblique que des membres de nouvelles religions, écoles marginales occultes et ésotériques et des mouvements qui étaient déjà connus en tant que "sectes". Les excentricités sectaire des années 1900 sont devenues les références orthodoxes universitaires des années 2000.

Si nous revenons à peu près un siècle en arrière, nous découvrons que non seulement les hérésies des origines étaient déjà connues et étudiées, mais qu’elles l’étaient d’un vaste public. Ceci dans une large mesure était dû à leurs références aux mouvements occultes et ésotériques, qui considéraient les anciens gnostiques comme leurs ancêtres spirituels. Ironie du sort, Les gnostiques sont devenus les héros du jour précisément du fait que leurs ennemis jurés, les pères de l’église, avaient poussé le scrupule jusqu’à rapporter leurs croyances et doctrines : Origène cita la liturgie complète de la secte gnostique des Ophites, avec ses noms de pouvoir secrets . Il aurait été horrifié de savoir que de tels extraits allaient susciter l’enthousiasme d’occultistes futurs comme Aleister Crowley, qui dirigea toute une renaissance néo-gnostique à la fin du dix-neuvième siècle. L’église catholique gnostique de Crowley pratiquait une messe ou liturgie dans laquelle le canon des saints commémorés incluait Basilide, Valentin, Bardesane, et ceux "qui nous ont transmis la lumière de la Gnose, leurs successeurs, et leurs héritiers". Crowley recommandait la Pistis Sophia à ses disciples en tant " qu’admirable introduction".

Un autre véhicule important de la renaissance gnostique fut le mouvement théosophique, co-fondée par Mme Blavastky dans les années 1870, qui influença la plupart des sectes occultes du vingtième siècle. Alors que la Théosophie était issue de racines ésotériques plus anciennes, une grande partie de son attrait provenait de son apparente harmonie avec la science du jour, plus particulièrement avec les notions d’évolution. Les Théosophes parlaient de la grandeur et de la décadence des races successives au cours de millions d’années, et dépeignaient aussi les progrès de l’âme humaine à travers les vies successives. Au sommet de l’évolution spirituelle se trouvaient les rédempteurs, avatars, ou Christs. Le Christ théosophique avait donc de nombreuses choses en commun avec le Jésus des gnostiques, le rédempteur envoyé des cieux pour libérer les forces de la lumière de leur prison de matière. En présentant sa vision, Blavatsky s’appuya sur les recherches concernant les hérésies gnostiques et les chrétiens primitifs disponibles de son temps, et son Opus Magnum, Isis dévoilée (1877) fait de larges emprunts à l’ouvrage "Les gnostiques et ce qu’il en reste" de King; Son hypothèse tout au long de l’œuvre est que les gnostiques présentent les doctrines les plus anciennes et les plus authentiques en matière de christianisme, qui furent plus tard détournées par les soi-disant orthodoxes. S’inspirant des gnostiques anciens avec une remarquable fidélité, Blavatsky et ses contemporains interprétèrent la mort du Christ et sa résurrection comme une réalité symbolique et psychologique, qui reflétait les transformations ayant lieu à l’intérieur de l’âme du croyant . Sous cet angle, "Christ" n’était pas un personnage historique, mais un titre donné à tout véritable initié. Comme la théosophe Anna Kingsford le déclarait dans les années 1880, "La religion n’a rien d’historique et ne dépend en aucune façon d’évènements passés…. Les écritures s’adressent à l’âme, et ne font pas appel aux sens extérieurs".

Pour les occultistes victoriens comme Kingsford et Annie Besant, la Théosophie représentait une tradition complète de christianisme ésotérique, qui avait été enseignée aux anciens initiés. Ces enseignements intérieurs se sont transmis de bouche à oreille et réapparaissent dans les enseignements de mouvements condamnés par l’église classique; Le christianisme ésotérique qu’était supposé enseigner ce Jésus du Nouvel Age a prospéré depuis qu’il fut inventé dans les années 1870, et n’est en aucune façon éteint de nos jours. Certains penseurs occultes ont publié de sérieuses éditions universitaires de textes des origines, et les éditions théosophiques ont présenté les œuvres occultes et gnostiques au grand public . G.R.S. Mead lui-même fut secrétaire de la Société Théosophique; sa Pistis Sophia et ses Echos de la Gnose furent tout d’abord publiés aux éditions théosophiques.

Le Jésus Gnostique a particulièrement touché ceux qui percevaient là des échos des religions asiatiques, tellement en vogue à la fin du 19e siècle. Blavatsky intégra ses visions gnostiques dans un cadre plus large tiré des religions d’Asie : elle déclara que Jésus était un avatar du divin, un messager d’en haut comparable à Bouddha ou Krishna. Comme bien des auteurs ésotériques, elle fit valoir que les titres de Christ et de Krishna étaient identiques en essence. Son Jésus enseignait la loi du Karma, et révélait à l’humanité les principes du progrès spirituel et de la perfectibilité, réalisé au cours de bien des vies. La théorie selon laquelle le christianisme des origines était inspiré de la pensée asiatique et plus particulièrement bouddhiste était courante pour les penseurs allemands du 19e siècle, et ces idées imprégnèrent le monde anglophone dès les années 1880. On faisait valoir que l’unification du monde connu sous Alexandre le Grand avait créé un environnement idéal pour la diffusion des idées des missionnaires bouddhistes vers l’ouest. Des liaisons probables est-ouest se révélèrent tout à fait intéressantes pour la communauté ésotérique : dans la littérature théosophique, Jésus était supposé avoir beaucoup voyagé aux Indes, au Tibet, en Perse, en Egypte, et ailleurs, où il se familiarisa avec l’enseignement des mystères des diverses traditions. L’idée d’une pollinisation interculturelle devint de plus en plus populaire. Les contacts à travers l’empire britannique donnèrent aux universitaires victoriens une perspective de plus en plus globale, et leur permirent de tirer les leçons des religions comparées. Les mouvements asiatiques comme l’hindouisme et le bouddhisme attirèrent un public occidental croissant qui s’élargit à la suite de la tenue du Parlement des Religions du Monde, qui se tint à Chicago en 1893.

Les théories concernant une influence asiatique possible sur le mouvement autour de Jésus tournaient généralement autour des Esséniens. Même des universitaires orthodoxes comme Dean Mansel défendaient l’idée que des moines et des missionnaires bouddhistes avaient été à l’origine les moines et ascètes dont il est question au Moyen-orient avant la venue de Jésus, comme les Esséniens et les thérapeutes, secte égyptienne qui leur est liée.

Certains auteurs approfondirent la piste suivante : Jésus lui-même pourrait être issu de ces traditions ésotériques, comme le suggère le titre de l’ouvrage d’Arthur Lille (1887) "Le Bouddhisme dans le Christianisme, ou, Jésus l’Essénien". En 1880, Ernest von Bunsen défendit l’idée que les concepts messianiques du christianisme dérivaient d’un fond traditionnel commun aux Bouddhistes et Esséniens. On pensait que les Esséniens constituaient un lien crucial entre le mysticisme oriental et l’hérésie occidentale, Jésus représentant le pivot entre les deux tendances. Si Jésus avait accès aux idées bouddhistes, et que les sectes gnostiques elles-mêmes prêchaient la réincarnation et d’autres thèmes asiatiques, alors une fois de plus c’était la preuve que les enseignements originels de Jésus étaient parfaitement conservés au sein des soi-disant hérésies.

L’idée d’un lien entre Jésus et les Esséniens a une résonance remarquablement moderne, du fait qu’un lien possible entre Jésus et cette secte a souvent été mis en avant depuis la découverte des manuscrits de la Mer morte. (L’idée que les gnostiques auraient pu s’inspirer des Esséniens a été très discutée depuis la découverte des Manuscrits, bien qu’elle soit toujours un sujet de controverse). Cependant, les Esséniens ont fasciné les universitaires et les amateurs depuis le siècle des Lumières.

Frédéric le Grand affirmait que "Jésus était en réalité un Essénien; il était pénétré de l’éthique des Esséniens". Ernest Renan, auteur de la si célèbre Vie de Jésus, au 19e siècle, proclamait que le christianisme était tout simplement une version de l’Essénisme qui avait survécu. Blavastky tomba d’accord sur le fait que "les gnostiques, ou les premiers chrétiens, n’étaient, sous un autre nom, que les continuateurs des anciens Esséniens." Ledge, en 1915, parle des Esséniens comme des "gnostiques pré-chrétiens", et cite l’ argument, alors très courant, que "Saint Jean Baptiste était un Essénien et que Jésus lui-même appartenait à la secte". Déjà au début du 20e siècle, G.K. Chesterton pouvait se moquer de l’idée démodée selon laquelle Jésus était " un instructeur éthique à la façon des Esséniens qui n’avait apparemment pas grand chose de plus à dire que Hillel ou une centaine d’autres Juifs n’auraient pu le faire; comme par exemple que c’était une chose douce que d’être doux et que cela aidait à la purification d’être pur". Les Esséniens étaient déjà vieux-jeu bien avant les premières découvertes à Qumran.

Il est aussi significatif que ce furent les auteurs ésotériques qui eurent les premiers la compréhension des implications des documents découverts en ce qui concerne le rôle des femmes dans le christianisme des origines. Bien entendu, on trouvait là matière à une révision féministe de l’histoire des débuts du christianisme. Le livre important de Frances Swiney "Les enseignements ésotériques des gnostiques" (1909), à peu près oublié de nos jours, rend compte du caractère profondément révolutionnaire d’une telle tentative. Bien quelle écrive d’un point de vue occulte ou théosophique, Swiney, avec des universitaires modernes comme Elaine Pagels ou Elisabeth Schüssler Fiorenza, tente de faire revivre les voix perdues des femmes du christianisme des origines. Pour Swiney, les gnostiques trouvèrent leur principal soutien chez les femmes émancipées de l’Empire Romain, "des pionnières qui ouvrirent le chemin pour le mouvement de libération de leur sexe, des sœurs mûres pour les controverses concernant la vérité et l’autorité des opinions reçues, de véritables intellectuelles ". Elle considérait les gnostiques comme les prédécesseurs directs des suffragettes de son temps.

Sans l’apport des textes de Nag Hammadi, Swiney utilise la Pistis Sophia pour fournir un portrait remarquablement complet de la vision du monde gnostique. (Elle semble aussi avoir connu des œuvres contemporaines allemandes, en particulier sur le concept du gnosticisme comme mouvement pré-chrétien). Elle considérait la foi gnostique comme une doctrine bien plus spirituelle et égalitaire que les croyances brutes de l’église en place. Les gnostiques enseignaient la réincarnation; ils croyaient "que l’homme vrai est masculin-féminin", libre de sexualité différenciée, la dualité de manifestation actuelle étant une phase transitoire de l’existence" tandis que la notion du sacrifice propitiatoire du Christ pour nos péchés était une "monstrueuse doctrine", inventée par l’église en place. "Bien que le gnosticisme se soit longtemps nourri du christianisme, les gnostiques étaient les premiers chrétiens; ils acceptaient Christ au plein sens du terme; sa vie, non sa mort, était la dominante de leur doctrine et de leur pratique ". Leurs croyances étaient exprimées dans des évangiles qui, croyait-elle, étaient acceptés et considérés comme canoniques des décennies avant qu’une vénération similaire ne s’étende aux textes classiques comme les lettres de Paul. Les fragments gnostiques qui nous restent;" les quelques reliques mutilées qui demeurent de leurs écrits, sont la preuve la plus précieuse de ce que représentait vraiment le christianisme primitif et de ce qu’était l’opinion de ce temps là sur le Christ et son enseignement ".

Ces nobles penseurs gnostiques, "les gardiens des vérités les plus sacrées de l’existence," firent l’objet de la part les églises en place de persécutions qui représentent dans leur ensemble "les pages les plus noires et les plus sanguinaires que l’histoire puisse nous montrer". Ces traitements furent infligés par "les pères mal informés et étroits d’esprit de l’église primitive." Pire que simplement obscurantiste, la réaction de l’église chrétienne fut spécifiquement à l’image de la persécution masculine des femmes : "Les gnostiques restaient fidèles à la foi pure originelle de la Féminité de l’Esprit Saint. Vérité qui fut universellement supprimée au quatrième siècle par la prêtrise masculine de l’Eglise Chrétienne". Les prêtres masculins avaient systématiquement remanié les textes restants : " On subodore un mobile sinistre quand on voit que dans la plupart des suppressions et là où les pages manquent dans ces écrits gnostiques, le sujet traité tourne autour d’un mystère caché, dont l’interprétation était inacceptable pour l’esprit masculin et l’orthodoxie bigote." L’injuste exclusion des femmes de la foi et des écritures fut la cause directe de "la persécution, la dégradation et la maltraitance de la femme" au cours de siècles suivants.

D’étranges Nouveaux Evangiles

Pendant plus d’un siècle, chrétiens et non-chrétiens furent fascinés par le rêve que quelque part, enfouis dans une grotte ou perdus dans une ancienne bibliothèque, pourrait se trouver un document qui prouverait une fois pour toutes la vérité sur Jésus, son enseignement et sa mission. De quelle nature serait cette vérité, cela variait selon l’ attitude de l’individu à l’origine de cette spéculation : Jésus aurait pu se révéler le fils de Dieu ou un imposteur, un rebelle politique ou une victime d’espoirs mal orientés, mais quelque part, cette vérité finale devrait être trouvée. Et si intenses étaient ces espoirs qu’au cours du siècle dernier, très fréquemment, les gens ont essayé soit de concocter de nouveaux évangiles qui fournissaient ces renseignements, ou bien d’imaginer (que cela soit plausible ou non) que ces secrets étaient contenus dans des documents authentiques.

Comme si les anciens textes qui nous étaient parvenus n’avaient pas soulevés suffisamment de questions sulfureuses, bien des auteurs, depuis le début du 19e siècle, prétendirent avoir découvert de toutes nouvelles sources, de nouveaux "évangiles cachés", afin de justifier leurs propres croyances : le Livre de Mormon en est un exemple typique. Comment ce travail fut-il précisément mené à bien, cela reste un sujet de débat. La plupart des non-Mormons le rejettent cependant comme un faux pur et simple. Le processus de création continua régulièrement au cours du 19e siècle, inspiré par les nouvelles de découvertes authentiques en Egypte et ailleurs : les découvertes de Tischendorf à la bibliothèque Ste Catherine inspirèrent toute une génération de faussaires. Dans les années 1890, le Volume Archko prétendait divulguer les minutes du procès et de la mort de Jésus, avec des lettres attribuées à Pilate, Caïphe, et autres. Cette trouvaille imaginaire et providentielle fut sous-titrée "Les écrits archéologiques du Sanhédrin et du Talmud des Juifs … à partir de manuscrits de Constantinople et des archives du registre sénatorial issus du Vatican à Rome." Ce qui est typique de tels travaux, ce volume se présentait avec un pedigree universitaire parfaitement plausible : un Evangile de Paix tardif de Jésus-Christ par le disciple Jean prétendument basé sur des manuscrits secrets du Vatican et de la bibliothèque impériale des Habsbourgs. Des documents pseudo-Esséniens furent publiés régulièrement, généralement validés par l’affirmation suivante : ils avaient été découverts dans une ancienne bibliothèque. Le Vatican était une caution facile, du fait que l’église catholique romaine était à la fois susceptible de connaître, et d’avoir voulu receler, la vérité vraie.

Les auteurs occultes et ésotériques étaient particulièrement fertiles en inventions de ce type, et nombreux étaient ceux qui se sentaient obligés de remplir les blancs de la vie de Jésus, pendant la période d’adolescence et le début de l’âge adulte qui précédèrent le début de son ministère public. Certaines de ces tentatives eurent une influence énorme. Au tournant du siècle, Nicolas Notovich publia "la Vie Inconnue de Jésus, issue d’archives Bouddhistes", qui rapportait la prétendue visite de l’auteur à la cité tibétaine de Lhassa. Notovich prétendait y avoir trouvé d’abondants documents concernant la vie de Jésus, qui aurait prêché ses premiers sermons aux Indes pendant son adolescence. Le livre comprend un évangile complet, publié sous le titre "La Vie de Saint Issa (Jésus), le meilleur des fils de l’ homme ". Des informations sur la soi-disant découverte de Notovich refirent surface de façon sporadique dans les décennies suivantes, et provoquèrent un petit scandale dans la presse américaine jusque dans les années 1920.

A une époque que fascinait spiritisme et médiumnité, il semblait naturel que de telles révélations soient obtenues par l’intermédiaire de ce que nous appellerions aujourd’hui le channeling. De nouveaux détails sur la vie et la pensée de Jésus furent divulgués par l’intermédiaire de livres tels que l’Evangile d’Aquarius de Jésus le Christ, connu depuis longtemps, de Levi Dowling, le Cinquième Evangile de Rudolf Steiner, et les histoires de Jésus "canalisées" par Edgar Cayce, qui s’inspiraient tous de Notovich. Tous furent très populaires : entre 1908 et 1995, l’Evangile d’Aquarius put connaître 52 éditions reliées toile, et treize en reliure papier. L’influence véritable de ces livres ne peut être mesurée avec précision du fait qu’ils furent tellement plagiés et imités : avec quelques modifications mineures, l’Evangile d’Aquarius devint le texte sacré du "Moorish Science Temple", le premier mouvement musulman américain. Récemment, les exemples les mieux connus de cette tradition ésotérique sont les œuvres d’Elisabeth Clare Prophet, qui s’inspire de Notovich pour décrire la carrière occulte de Jésus au Tibet et ailleurs.

La prolifération de pseudo-évangiles souleva des problèmes pour le public non-spécialiste, qui ne possédait pas de méthode fiable pour déterminer si les nouvelles présentations constituaient d’authentiques découvertes archéologiques consciencieusement éditées par de scrupuleux universitaires, ou des fictions fantaisistes. Une fois publiés, la plupart de ces livres furent édités à de nombreuses reprises, de sorte que les évangiles apocryphes furent probablement plus nombreux et plus lus en 1920 qu’ils ne l’avaient été depuis le temps de l’Empereur Constantin. Vers 1930, Edgar Goodspeed écrivit son enquête exaspérée sur le genre des tentatives d’évangiles nouveaux et étranges , dans lequel il mit en lumière le Volume de Archko, la "Vie Inconnue" de Notovich, l’Evangile d’Aquarius, de même qu’une "Confession de Ponce Pilate", la "Lettre de Benan" et un 29ème chapitre des Actes, qui décrivait la visite de Saint Paul en Bretagne. Goodspeed essaya de fournir au lecteur potentiel des critères pratiques pour pouvoir distinguer l’authentique de l’inventé.

Bien que ces divers pseudo-évangiles n’ait aucun droit à l’authenticité historique, ils popularisèrent bien des idées devenues courantes dans le dernier quart de siècle, à savoir que Jésus prêcha ses enseignements mystiques en liaison avec ceux de divers ordres et traditions clandestins, et que la doctrine chrétienne des débuts comportait des éléments bouddhistes tels que la réincarnation et la méditation. De plus, ces œuvres présentent Jésus sur le mode gnostique traditionnel en tant que révélateur de mystères dont les actes sont à comprendre sur le plan symbolique plus qu’historique. Pour un non-spécialiste, il y a des ressemblances très fortes entre les enseignements mystiques d’authentiques textes des origines comme l’Evangile de Vérité découvert à Nag Hammadi et l’Evangile fictif d’Aquarius de Dowling. Le degré apparent de plausibilité de tels faux n’a pas à nous surprendre puisque les faussaires s’inspirèrent en général de textes gnostiques authentiques des débuts, devenus des lieux communs de notre culture de masse. Alors qu’elles eurent peu d’impact sur les églises en place, ces interprétations radicales ont atteint un vaste public par l’intermédiaire de divers mouvements ésotériques qui ont attiré des millions d’Américains et d’Européens dans la première moitié du siècle. Bien avant les découvertes de Nag Hammadi, un public remarquablement étendu fut sensibilisé à accepter les portrait si fortement différents de Jésus que l’on retrouve dans les nouveaux évangiles. En vérité, l’homme de la rue qui s’intéressait au New Age pourrait bien avoir été plus disposé que les universitaires à accepter l’image radicale de Jésus qui s’y trouvait décrite.

Une ligne de succession évidente relie ces pseudo-évangiles des débuts , le New-Age contemporain et les écrits ésotériques. Maintenant comme alors, le Jésus de ce mouvement fut compris en termes syncrétiques, comme quelqu’un qui pouvait aussi bien parler au nom du bouddhisme et de l’hindouisme que de n’importe quelle forme de christianisme. Largement ignoré de la plupart de ceux qui écrivirent sur les tendances chrétiennes, le Jésus du New Age continue à être florissant et à stimuler d’innombrables livres issus aussi bien d’éditions marginales que d’importantes. Un des plus connus fut l’étude de Jacob Needleman, qui portait le titre évocateur du " Christianisme perdu". Les adeptes ésotériques ont accès à des commentaire ligne à ligne de l’Evangile de Thomas, complet, avec des "affirmations" et médiations mystiques adéquates, tandis que les implications des découvertes gnostiques étaient discutées de long en large dans les magazines des années 90 comme Gnosis et d’autres périodiques du New Age. Le livre " Un Cours en matière de Miracles ", eut aussi énormément de succès de même que la très nombreuse littérature qui en résulta depuis sa première parution en 1975 : le Cours prétend être une série de révélations dictées par Jésus lui-même par un procédé de "channeling". Le livre partage le principe gnostique fondamental que le monde matériel est le produit d’une fausse perception, de l’erreur et de l’illusion, desquels seule une relation avec Jésus en tant que " frère aîné", plutôt qu’unique rédempteur, peut nous tirer.

Le rejet de la valeur de la crucifixion, de même que l’accent absolu mis sur la résurrection, constituent aussi des aspects gnostiques. Bien des éléments narratifs familiers que nous avons noté plus haut se retrouvent dans le tract du nouvel âge que l’on connaît sous le nom de la Prophétie Célestine, bien que celle-ci n’adopte pas le format de " l’évangile caché". Néanmoins, on suppose qu’il s’agit d’un ancien tract péruvien écrit dans le langage de Jésus, l’araméen, et de plus, que le manuscrit est dévoilé malgré les machinations et intrigues de l’église catholique.

Dans la tendance dominante

Mais comme nous l’avons vu, le "Jésus gnostique" est maintenant enseigné sur les bancs de l’Université au moins autant que dans les écoles des mystères. Comment en est-on arrivé là?

Une des raisons de l’importance renouvelée des idées gnostiques est que l’ensemble des textes gnostiques disponibles a considérablement augmenté depuis les découvertes de Nag Hammadi, ce qui a énormément encouragé les auteurs à s’étendre sur le sujet, alors que l’expansion des universités et des études religieuses depuis les années soixante a fait s’élargir les rangs des professeurs et des étudiants, eux-mêmes en quête de sujets.

Le cursus académique consacré à l’étude de la Bible s’est transformé, par dessus tout grâce à l’influx d’un grand nombre de chercheuses femmes, mais aussi à l’impact des théories féministes et post-modernes. Ces changements ont eu une influence révolutionnaire sur les attitudes vis-à-vis de ce qui est historique ou non et en vertu de quelles règles et à propos de mouvements jusque-là considérés comme hérétiques et périphériques.

Les recherches sur le gnosticisme et les christianismes alternatifs refirent surface quelques décennies après alors qu’elles étaient tombées auparavant en désuétude probablement du fait que le sujet avait été sur-traité les années précédentes. A partir des année soixante, les mouvements minoritaires revinrent soudain en première ligne, en tant qu’essentiels pour la compréhension des origines chrétiennes. Quand la transformation eut été opérée, des matériaux nouveaux et existants purent être ré-interprétés selon elle, et des chercheurs universitaires ré-examinèrent des textes et des idées sur lesquels l’opinion générale était jusqu’alors consensuelle. La découverte des écritures non-canoniques a marqué un changement de la perception et de l’idéologie, plutôt qu’une réponse équilibrée ou objective à un nouveau corpus de preuves. Comme le dicton cynique le dit bien, "Si je ne l’avait pas cru, je ne l’aurais pas vu de mes propres yeux". Si nous pouvons emprunter le langage des romans policiers, les découvertes de nouveaux évangiles ont fourni les moyens de nouvelles directions de recherches, alors que l’expansion du monde académique en a fourni l’occasion; même dans ce cas, il fallait un mobile, et il vint des nouveaux courants et théories intellectuels qui portaient leur attention sur des sujets autrefois relégués en marge du courant dominant.

Les idées radicales peuvent être suggérées et discutées sans causer beaucoup de problèmes en dehors des rangs universitaires, mais ce qui est remarquable à propos des récentes études sur le gnosticisme, et ses évangiles, c’est la rapidité et l’ampleur qui a caractérisé l’accueil de ces sujets par un public étendu. A la fin du vingtième siècle, de même qu’en son début, un large public manifeste un intérêt intense pour les évangiles nouveaux et les leçons qui peuvent soi-disant en être tirées. Les raisons de cet engouement ne sont pas difficile déterminer : les universitaires et les écrivains qui ont présenté le "Vrai Jésus" et ses disciples faisaient en sorte qu’ils collent absolument aux débats modernes, qu’ils aient l’air vraiment proches des préoccupations strictement contemporaines. Ce que peu de consommateurs des nouvelles théories académiques réalisèrent était ceci : ils absorbaient en fait les lieux communs des sectes du siècle précédent. Au fur et à mesure qu’une orthodoxie s’installe, d’autres idées sont remises au goût du jour en tant que déviantes et marginales : en termes de compréhension du christianisme des débuts, l’hérétique est virtuellement devenu orthodoxe et vice-versa.

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