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La Tradition selon René Guénon (1886-1951), du pensé au vécu

by Jean-Pierre Laurant
A paper presented at the CESNUR 2012 International Conference in El Jadida, Morocco. Please do not quote or reproduce without the consent of the author.

Nous prenons « tradition » dans le sens d'une transmission regroupant à la fois des connaissances et un mode structurant de pensée façonnés par plusieurs générations, ce qui lui donne autorité et légitimité. Ce qui est rapporté, le Traditur latin, renvoie donc à l'univers de l'auctoritas et non à celui moderne de la communication dont la pente naturelle mène à la rumeur. Lorsque la transmission remonte à une origine divine, et c'est bien dans ce sens que l'entend Guénon, un ou des livres viennent en confirmation ; leur statut « sacré » se fonde sur le fait qu'ils sont, en quelque sorte, le produit de « traditions orales écrites ». Combinaisons complexes que l'on retrouve chez Guénon qui s'appuie sur des textes sacrés élaborés dans le cadre de grandes traditions intellectuelles : hindouisme, taoïsme, gens du Livre et de la transmission orale, à savoir celle du christianisme de la tradition apostolique dans laquelle il avait été élevé.

1) Biographie: Il est né dans une famille catholique des bords de Loire dont la pratique religieuse semblait assez lâche, mise à part sa tante Mme Duru (1853-1928) qui lui apprit à lire et conserva une influence notable sur lui l'amenant en vacances auprès de l'abbé Gombault (1858-1947), de formation néo-thomiste et intéressé par l'irrationnel, en particulier par les phénomènes spirites. Son professeur de philosophie au lycée de Blois, le « présocratique » Albert Leclère (1867-1920?), lui enseigna, à la même époque, la méfiance de la mentalité « classique » et le conforta dans son enracinement chrétien mais un christianisme originel, résolument antimoderne. Ayant abandonné la préparation aux Grandes Ecoles, à Paris, pour raison de santé, il s'immergea dans le milieu occultiste, celui de la réaction chrétienne contre la théosophie orientale à la mode. Très rapidement déçu par leur légèreté, il se mit en quête des restes de traditions authentiques susceptibles de protéger l'Occident des dégénérescences de la modernité. Sa quête le conduisit alors dans deux directions: la voie de l'hindouisme du Védânta, suite de la rencontre d'un maître de l'école de Shankaracharya et celle du soufisme de la Tarikah Shaddiliyya pour l'Islam (il considérait l'Islam comme appartenant à l'Orient) et vers la franc-maçonnerie, appuyée sur l'Eglise catholique pour l'Occident. C'est dans ces voies qu'il a marché entre 1910 et 1930, date à laquelle il partit pour Le Caire et y vécut jusqu'à sa mort. Une vingtaine de livres et des centaines d'articles ponctuèrent sa lutte pour les « sciences sacrées » et le retour à la Tradition.

2. Quelle tradition ? Guénon est redevable d'une part de l'évolution de la notion de tradition dans l'univers chrétien depuis son origine, de l'état culturel et social dans lequel pouvait vivre un Français cultivé à la « Belle Epoque » d'autre part. Un moine provençal, Vincent de Lérins (+450) la définissait comme un consensus de croyants : « ce qui a été cru partout, toujours et par tous » mais cette croyance n'était pas l'addition d'opinions consensuelles elle était l'expression de la vérité révélée aux hommes par Dieu et reconnue comme telle par la voix de ceux qui l'avaient entendue directement. La transmission apostolique était le garant de la non corruption de la parole divine ce qui impliquait le rôle d'une autorité régulatrice. L'héritage du Concile de Trente était sensible ici sur les deux sources de la foi : l'Ecriture et la Tradition contre un recours au seul texte des Protestants. D'autre part, les Lumières et la Révolution française avaient apporté des changements irréversibles avec la perte par l'Eglise de la plus grande part de son rôle social et la découverte, au début du XIXe siècle des grands textes sacrés orientaux. La renaissance religieuse romantique s'efforça de voir en eux l'expression d'une « tradition primordiale », perdue momentanément par la faute des hommes, dont le christianisme constituerait la forme achevée. Les exégètes de la modernité s'appuyaient sur le modèle de l'intégration des cultures antiques par les Pères de l'Eglise, notamment St. Augustin. L'idée de la Révélation primordiale était en première ligne par exemple dans les Annales de philosophie chrétienne de l'abbé Bonnetty en France au milieu du XIXe siècle. Mais ceux, de plus en plus nombreux, qui contestaient la direction de l'Eglise développèrent l'idée d'une transmission parallèle, initiatique, maintenue dans le secret des sanctuaires égyptiens ou le pythagorisme (Warburton Divine Legation of Moses, 1738) ; la franc-maçonnerie était l'héritière directe de ces initiations antiques, origine revendiquée par une partie de ses membres, dans une perspective globalisante de connaissance totale, à la fois spirituelle et scientifique. Guénon a travaillé à combiner les deux interprétations, s'attachant à trouver en Orient l'aide nécessaire à la reconstitution d'une vie spirituelle normale en Occident. La silsila, la chaîne spirituelle des Soufis, lui parut voisine de la transmission apostolique, elle appartenait à son univers familier.

3. La Tradition repensée. Les grandes lignes de son œuvre se sont dessinées très vite. Dès 1910 il donna dans la revue La Gnose (créée par lui) une série d'articles sur des thèmes qui ont alimenté ensuite ses ouvrages jusqu'à sa mort. A l'origine de ses choix: l'influence du maître hindou qui lui inspira une série de travaux sur la constitution de l'homme selon le Védânta et le symbolisme universel de la croix ; celle de son initiateur au soufisme également, le peintre suédois Yvan Agueli/Abdul Hadi (1869-1917) à la plume de qui nous devons : « Epitre le Cadeau, sheikh Ibn Fazlallah el Hindi » (en fait du à Mohammed al-Buhranpuri pour M. Chodkiewicz) _ « Pages dédiées au soleil » de Sahaif Shamsiyah, « ...à Mercure » Sahaif Ataridiyah, « Universalité de l'Islam », « Les gens du blâme ». Héritier de la conception du XIXe siècle considérant les sociétés primitives comme dégénérées, il devait s'attacher à rester dans le cadre de structures institutionnelles classiques, Eglises, sociétés initiatiques, grandes écoles d'interprétation pour l'hindouisme ou le taoïsme en Extrême-Orient, l'approche anthropologique lui est restée étrangère. Il a pourfendu les partis pris d'interprétation universitaires allant jusqu'à délégitimer les travaux de Henry Corbin parce que « profane »: les sciences modernes étaient ennemies de la métaphysique, par exemple la psychanalyse dans sa version freudienne de solidification du monde et jungienne de sa dissolution. Aux pseudo-connaissances correspondaient les pseudo spiritualités, spiritisme et occultisme et théosophie furent parmi ses premières cibles (publiés par des maisons d'édition catholiques).

Son argumentation s'appuyait sur les correspondances avec les autres « traditions régulières », déjà citées, comme preuve de l'unité primordiale de la tradition ; l'accumulation des témoignages n'est pas sans rappeler le traditionalisme catholique du début du XIXe siècle. Il utilisa néanmoins pour les grands textes sacrés orientaux des traductions déjà publiées et reconnues. En revanche, mis à part les textes « fondateurs », il usa de sources historiques peu fiables, voire erronées pour l'histoire médiévale par exemple : peu importait si elles apportaient de l'eau à son moulin.

Les contradictions constatées entre le salut chrétien et la délivrance dans l'unité divine hindoue (objet des échanges avec Jacques Maritain), se résolvaient dans la considération du « point de vue », le « lieu d'où l'on parle » : ésotérisme ou exotérisme. Il en allait de même de l'apparente incompatibilité entre le sens symbolique de la croix, présenté sous ce titre dans un livre de 1931, comme pleinement réalisé dans l'Islam et les passages sur le Messie mort sur la croix en raison de la valeur symbolique éternelle....En 1926, in « Le Verbe et le symbole », il affirmait la permanence du sens des symboles comme une préfiguration de l'incarnation du Verbe : dans l'ésotérisme se fondaient les contradictions insurmontables dans une approche purement religieuse.

4. Tradition vécue. Il a vécu complètement cette dissociation entre la vie initiatique et la vie « ordinaire », y compris dans un rapport ambigu aux institutions. Il a suivi, en effet, un cursus universitaire, allant jusqu'à l'agrégation de philosophie et pendant son interruption occultiste fréquenta les Universités parallèles dans la ligne Guaïta/Papus. Certains universitaires comme Ananda Coomaraswamy (1877-1947) avaient toute sa confiance, au point de corriger sous son influence quelques positions doctrinales. Paradoxalement il tenait à intervenir dans d'obscures querelles intellectuelles parisiennes tout en vivant à partir de 1930 au Caire une vie quasiment érémitique, en tous cas ressentie comme telle par les Occidentaux. Il ne vit aucune incompatibilité à cumuler des initiations sans rapport les unes avec les autres, allant jusqu'à encourager dans cette voie un correspondant roumain (Vasile Lovinescu) en écrivant : « deux précautions valent mieux qu'une ». Jamais la maçonnerie ni l'Islam n'ont été évoqués dans son milieu familial, ou dans le milieu intellectuel catholique qu'il fréquenta jusqu'en 1930 (apprenant qu'il était marié au Caire, Olivier de Frémond restait persuadé qu'il s'agissait d'une copte). S'il mena en Egypte la vie d'un musulman pieux, il n'avait eu auparavant qu'une pratique religieuse catholique assez lâche tout en se mariant à l'Eglise en 1912, l'année de son initiation au soufisme. La question de la nécessité d'une pratique religieuse ne fut abordée dans ses écrits que tardivement, déjà au Caire, et sur la demande insistante, semble-t-il, de Jean Reyor.

En même temps son intérêt pour le soufisme n'était pas purement intellectuel sa correspondance avec Guido de Giorgio (1890-1957) entre 1927 à 1934 comporte des échanges d'adresse et des jugements sur des islamisés européens comme Taillard (le Jaafar des Etudes Traditionnelles) ou Jossot. Il abordait la question des enseignements dans les Turuk Alawiyya et Tijaniyya et de l'influence de l'introduction d'Européens dans ces groupes. La question n'était pas anodine puisque « l'ermite de Dukki », selon le titre du livre de Xavier Accart, conseilla en cette matière ses lecteurs en quête « d'aboutissement spirituel de son oeuvre ».

La question du rapport du pensé et du vécu lui revenait en force posée par des lecteurs soucieux de vivre comme ils pensaient et qui s'adressèrent à lui comme à un maître spirituel, il refusa toujours cette fonction mais ne pouvait se dérober aux demandes d'avis, une situation qui le contraignit à entrer dans le domaine de l'action avec ses stratégies, ses espoirs et ses déceptions.