CESNUR - Centro Studi sulle Nuove Religioni diretto da Massimo Introvigne

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Relation de voyage - El Jadida, Maroc

Jean-Pierre Laurant et PierLuigi Zoccatelli

A l'occasion d'un colloque

Du 20 au 22 septembre 2012 le CESNUR (Centre d'études sur les nouvelles religions) et la Faculté des lettres et des sciences humaines de l'Université Chouaîb Doukkali — en collaboration avec l'Intercultural Studies and Research Laboratory (URAC 57), le Moroccan Culture Research Group (MCRG), et l'International Society for the Study of New Religions — ont tenu un colloque international sur le thème Religion in a Globalized Context : the Mediterranean and the World.

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Photo 1 – Une vue de la cité fortifiée portugaise de Mazagan, aujourd'hui El Jadida.
Photo 2 – L'affiche du colloque du CESNUR tenu au Maroc.
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Photo 3 – Photo du groupe des participants au colloque du CESNUR à El Jadida.

Comment mesurer l'impact des événements récents dont la Méditerranée a constitué l'épicentre ? Le fait d'avoir été le centre du monde pendant de longs siècles lui conserve un statut d'exemplarité que l'on retrouve en écho dans la structure du colloque. Les « printemps arabes » ont fait bouger les lignes posant la question de la place des formes traditionnelles de croyances et de cultes : les saints (Mohammed Mahanoui), les confréries (Massimo Introvigne) et plus généralement celle de la violence. Après une approche globale (Eileen Barker, J. Gordon Melton), pluralismes et mutations du sentiment religieux ont été abordés en Afrique avec les progrès de l'islamisme (Boko Haram au Nigeria), en Asie où le cas de la Corée a fait l'objet d'une session ; la candidature mormone à la présidence de la république américaine ainsi que la situation italienne (PierLuigi Zoccatelli a fait l'annonce d'une nouvelle encyclopédie des religions) ont complété ce panorama conclus par Mohammed Maarouf et Paul Willlis avec « The Cultural Switch Gear in the Arab Spring of Morocco » (l'engrenage du détournement culturel du printemps arabe au Maroc).

Les mausolées, un espace culturel frontalier

Nous avons eu le bonheur d'accompagner sur son terrain d'anthropologue la cheville ouvrière du colloque, le professeur Mohammed Maarouf, pour visiter des lieux de guérison : les mausolées du fondateur de la tariqa Shuaybiya, Moulay Bouchaib Erredad (1076-1166), à Azemmour et de Lalla Aicha Bahriya (à l'existence hypothétique) sur la plage au nord d'Azemmour après le passage de l'Oum-er-Rbia ; les enjeux sont multiples aujourd'hui autour des tombeaux de saints, politiques d'une part avec le problème de l'accès aux soins pour une proportion notable de la société (voir Mohammed Maarouf, « Charity », Journal of Religion and Popular Culture, vol. 24, Spring 2012), politico-religieux de l'autre avec celui de l'orthodoxie islamique des pratiques qui ont de tous temps été suspectes aux autorités tant politiques que religieuses : le domaine du Makhzen, face à l'espace hors normes du bled Siba, celui où domine la religion maraboutique.

La question se complique lorsque le mausolée abrite une confrérie dont le saint est fondateur ou transmetteur d'une chaîne spirituelle, en particulier lorsque le lieu de réunion, la zawiya, se trouve sur place, tout dépend alors des rapports entretenus avec les autorités et l'histoire du monde musulman, du Dar al Islam, témoigne du climat d'incertitude qui a entouré la vie des confréries soufies, alternant faveur du prince et disgrâce, voire persécutions. Leur rôle dans la récente élection présidentielle sénégalaise analysée par Massimo Introvigne dans notre colloque (« Presidents and Talibés: Islamic Brotherhoods and the 2012 Presidential Elections in Senegal») en est un témoignage probant. Ainsi le discours tenu autour des mausolées est à entendre à plusieurs niveaux, par exemple l'avertissement « interdit aux non-musulmans » affiché à l'entrée du tombeau de Chamharouch dans l'Atlas (M. Maarouf, « Saints and social Justice in Marocco », Arabica, 15, 2010) peut être interprétée comme une protestation d'orthodoxie de la religion populaire, face à une conception plus rigoriste de l'Islam, autant que destiné à la protection d'un espace sacré. L'ensemble de ces pratiques et de ces croyances renvoie à la fonction d'intercession des mondes intermédiaires et à l'acculturation des entités qui les peuplaient dans l'imaginaire ancien par les grandes religions révélées ; le problème s'est posé dans des termes voisins pour le domaine chrétien européen.
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Photo 4 – A Azemmour, devant le mausolée de Moulay Bouchaib Erredad ; de gauche à droite : J. Gordon Melton, Massimo Introvigne, Mohammed Maarouf, Jean-Pierre Laurant.

Dans la voiture qui nous conduisait à Azemmour, en compagnie de J. Gordon Melton et de Massimo Introvigne, notre guide nous expliqua la nature particulière des djinns et de leur rapport aux humains, le sujet de son livre, Jinn Eviction as a Discourse of Power. A Multidisciplinary Approach to Moroccan Magical Beliefs and Practices (Leiden, Brill, 2007), en aucun cas assimilables à des démons et leur mise sous contrôle, source de pouvoir, à un exorcisme.

C'est donc en pleine conscience de la complexité de la situation que nous nous sommes approchés du tombeau de Moulay Bouchaib mêlés à la foule des pèlerins sur une colline préservée, mis à part un grand parking, des atteintes les plus grossières de la modernité ; après avoir fait l'emplette des offrandes d'usage nous avons pénétré dans l'espace sacré du tombeau et fait passer le « don » entre les grilles qui protègent la tombe proprement dite (ou versé un peu d'eau à l'intérieur lorsqu'il s'agit d'un liquide), celle-ci ayant la forme traditionnelle d'une châsse hexagonale, couverte d'un tapis. Au total, Moulay Bouchaib Erredad est particulièrement connu pour rendre fécondes les femmes stériles, il est appelé le « dispensateur de garçons » ('Attay l-'zara).
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Photo 5 – A l'intérieur du mausolée en conversation avec des pèlerins.

Les pèlerins, hommes, femmes, enfants, malades ou non, ne touchent pas la châsse mais la grille au cours d'une circumambulation de droite à gauche puis s'asseyent ensuite contre le mur extérieur, faisant face à la tombe de façon à se laisser pénétrer par l'influence spirituelle du saint et à méditer. Ce qui n'empêche pas les conversations, telle celle engagée par notre guide avec son voisin.

Les boutiques qui enserrent le mausolée proposent des souvenirs porte bonheur, bracelets, versets du Coran sur céramique etc. Les plantes médicinales sont largement représentées ainsi que des peaux ou cornes d'animaux qui témoignent de la proximité de pratiques magiques.
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Photo 6 – Le sanctuaire de Lalla Aicha Bahriya.

Le contraste avec la modernité environnante, un « complexe » intitulé Mazagan Beach Resort notamment, est encore plus violent au sanctuaire de Lalla Aicha Bahriya, un pèlerinage réservé aux femmes — elles viennent y chercher des solutions à leurs problèmes conjugaux ou un mari pour les filles: on peut voir sur les murs les noms des élus, objets des voeux de ces « suppliantes » —, de taille beaucoup plus modeste et accessible par une mauvaise piste menant en bord de mer. Les femmes assises autour du lieu saint regardaient venir avec une certaine curiosité un groupe d'hommes, étrangers de surcroît. L'accès au centre après un don en espèces (indispensable également pour garer la voiture sur les lieux) se fait par un enclos dont les murs sont couverts de fines projections de boues
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Photo 7 – Les murs du sanctuaire de Lalla Aicha Bahriya constellés des inscriptions de pèlerins.
, jusqu'à une salle basse dont le fond est tapissé de bougies allumées ; une autre salle, jouxtant la précédente, recueille les offrandes des sacrifices (de volailles apparemment) comme en témoignent les traînées de sang au sol et sur les murs. Les abris qui entourent cette modeste construction, des toiles fixées par des perches, accueillent des devins et des vendeurs d'herbes ou autres recettes du guérison. Le dénuement domine ici, contrastant avec la prospérité du précédent mausolée, il semble qu'une discrète surveillance s'y exerce également.

Sur les pas de la Derqawiyya  

On sait le rôle central que René Guénon (Abd al-Wahid Yahya, 1886-1951) attribuait à la notion de régularité traditionnelle et aux institutions qui remplissaient cette condition essentielle à toute transmission spirituelle, au premier rang desquelles il comptait les confréries soufies (turuq). Il avait été affilié lui-même en 1912 — par l'intermédiaire du peintre suédois Ivan Agueli (Abdul Hadi, 1869-1917) — à la tariqa Shadiliyya, de la branche égyptienne du shaykh Abd al-Rahman 'Illaysh al-Kabir (c. 1845-1922), et revendiqua toute sa vie cette filiation alors qu'il cacha soigneusement l'identité de son maître hindou et qu'il ne lia pas ce rattachement à une pratique religieuse musulmane jusqu'en 1930, moment où il se fixa définitivement au Caire pour y vivre, cette fois, en homme pieux.

La question du rattachement devait se reposer à Guénon lorsque ses lecteurs, désireux de se transformer en disciples, ce qu'il déclina, lui demandèrent conseil en matière de voie islamique soufie. Fritjhof Schuon (Aissa Nureddin, 1907-1998), le premier d'entre eux, fut encouragé à se rendre à Mostaganem (Algérie) dans la tariqa Alawiyya du shaykh Ahmad Ibn Mustapha al-'Alawi (1869-1934), une branche de la tariqa Derqawiyya — à son tour une dérivation de la tariqa Shadiliyya — par le biais d'un de ses successeurs, Sidi Muhammad al-Bouzidi (1824-1909). Schuon assura le fonctionnement d'une tariqa formée d'Européens islamisés comme moqadem (lieutenant du shaykh) puis comme shaykh après un rêve inspiré ; diverses turbulences firent alors que des scissions se produisirent — en particulier celle avec Michel Vâlsan (Mustafa 'Abdel-'Aziz, 1907-1974) — incitant d'autres candidats à retourner à la source.
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Photo 8 – Muhammad ben 'Ali Tadili (à gauche) et Roger Maridort (à droite).

C'est ainsi que Roger Maridort (1903-1977), en relation épistolaire triangulaire avec Guénon et Marcel Clavelle (1905-1988) s'en vint à El Jadida recevoir la baraka de Sidi Muhammad ben 'Ali Tadili (c. 1870-1953), successeur du fondateur de la tariqa Derqawiyya, Moulay al-'Arbi Ddarqawi (1760-1823).

Peu après la mort de Guénon, quelques œuvres du shaykh Tadili furent publiées dans la revue de référence du milieu — Études Traditionnelles, « publication exclusivement consacrée aux doctrines métaphysiques et ésotériques d'Orient et d'Occident » — : en 1952 déjà, le shaykh Tadili encore vivant, avec un avant-propos signé précisément de Maridort (« Une qaçidah sur la Shahâdah », Études Traditionnelles, 304, 1952). Quant à Maridort — « celui qui fut sans doute le dernier correspondant de Guénon (à qui il écrivait chaque jour), le 'fidèle entre les fidèles' » (Denys Roman [Marcel Maugy, 1901-1986], « 33 ans après… », Études Traditionnelles, 486, 1984, p. 168) —, rentré en Europe (initialement à Marseille) après le temps passé aux côtés du shaykh il s'établira à Turin en Italie, où il créera en 1962 les Edizioni Studi Tradizionali et la Rivista di Studi Tradizionali ; par ailleurs il dirigea la tariqa dont il avait pris la tête, orientant le travail dans un environnement maçonnique par l'intermédiaire de deux loges : Hiram et Anamnesis, donnant ainsi naissance à une réception particulière du message guénonien.
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Photo 9 – A l'intérieur de la zawiya de la tariqaDerqawiyya : PierLuigi Zoccatelli (à gauche) en compagnie du neveu de Muhammad ben 'Ali Tadili (a droite).
Photo 10 – Devant la tombe du shaykh Tadili ; de gauche à droite : PierLuigi Zoccatelli, Massimo Introvigne, Jean-Pierre Laurant, J. Gordon Melton.

Après une visite à la zawiya, non loin de l'ancienne cité portugaise, ponctuée par l'heureuse rencontre du neveu du shaykh Tadili nous avons eu le bonheur d'entrer dans la maison du shaykh, toujours habitée avec un accès de la rue dans une cour fermée passablement encombrée ; à gauche dos à la rue, une pièce d'environ vingt mètres carrés abrite le tombeau du maître de la Derqawiyya, des cadres portant des inscriptions décorent les murs ainsi que le tableau complet de la silsila, « La chaîne spirituelle Shadiliya Derqawiyya et ses branches bénites » en arabe et en français.

La chaîne donne après le shaykh Tadili : « Sidi al Hussein (Roger Maridort) ».
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Photo 11 – La silsila.
Photo 11 bis – Un détail de la silsila.

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Photo 12 – Une étagère de la pièce porte trois photos encadrées : Maridort et le shaykh Tadili entourant René Guénon.

Une étagère à l'autre extrémité de la pièce porte trois photos encadrées : Maridort et le shaykh Tadili entourant Guénon à sa table de travail, au Caire, à la fin de sa vie. Ce témoignage — ajouté à celui fourni par une nièce du shaykh Tadili durant notre visite, à l'occasion d'une conversation téléphonique depuis Marrakech, riche de détails sur la postérité de la tariqa de Maridort après sa mort, conversation qui confirma le fait que ce fut bien Guénon qui suggéra à Maridort de se rendre à El Jadida pour recevoir l'initiation au Taçawwuf des mains du shaykh Tadili — est important pour mesurer une influence que l'on croyait essentiellement intellectuelle et liée, au Maghreb en tous cas, à sa lecture en français dans des milieux cultivés. Cette interférence directe de la dimension spirituelle n'est pas sans intérêt.

[Reportage photo de PierLuigi Zoccatelli]