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Le Bestiaire du Christ

Il y a une bonne vingtaine d’années, l’expression et ce titre de " Bestiaire du Christ " exerçait un pouvoir d’évocation extraordinaire sur tout un monde en deçà et au delà des Alpes — un monde où je me situe moi-même —, très désireux de retrouver cet ouvrage important et unique, malheureusement perdu parce que l’édition avait été presque totalement détruite. Un petit monde, à vrai dire, mais fort enthousiaste et très varié.

Abstraction faite des bibliophiles (voire des bibliomanes) qui étaient sous le charme de l’œuvre rare, qui la pourchassaient avec la même passion et le même acharnement que les collectionneurs recherchant un timbre-poste rarissime, il y avait en fait quatre catégories de personnes intéressées au contenu de l’ouvrage, que j’ai pu déterminer sur la base de mon expérience d’éditeur-libraire, acquise souvent par des contacts personnels avec la clientèle et les chercheurs :

1. celle des catholiques, étudiant la symbolique chrétienne (ésotéristes déclarés ou non) : ce qui n’a rien de surprenant ;

2. celle des agnostiques, voire des antichrétiens déclarés (néo-païens on non, sectaires ou non), souvent ésotéristes : ce qui, en revanche, peut évidemment surprendre ;

3. celle des ésotéristes se déclarant catholiques, mais en réalité adonnés à des doctrines et à des pratiques absolument incompatibles avec celles enseignées et prônées par le Magistère de l’Église ;

4. finalement celle, neutre, des chercheurs étudiant la symbolique en général, la symbolique religieuse, l’iconographie, spécialement l’iconographie symbolique.

Or, la deuxième et la troisième catégories se sont avérées de loin les plus considérables. Elles avaient et ont un trait en commun : la présomption d’en savoir long sur le sens véritable du symbolisme animal, notamment sur le Bestiaire du Christ , et en tout cas plus long que les auteurs catholiques qui ont traité ce sujet au cours des siècles. Quant à Charbonneau-Lassay, s’il en sait plus long, c’est parce que, à leur avis, lui aussi serait loin d’être un pur catholique orthodoxe, ne serait-ce qu’en vertu de ses rattachements à de mystérieuses confréries initiatiques dépassant de beaucoup les cadres bornés de cette orthodoxie. Ses connaissances ésotériques venant de ces milieux, l'auraient donc soustrait à l’étroitesse d’une forme religieuse précise, pour lui faire embrasser le champ universel de la science initiatique où trouveraient droit de cité les formes traditionnelles les plus disparates, à partir de l’Extrême-Orient jusqu’au monde classique, en passant par l’Inde et l’Égypte ancienne. A moins que la dimension de cette forme religieuse elle-même ne se dilate — et c’est la thèse de la troisième catégorie — jusqu’à être elle-même la doctrine ésotérique universelle.

Bref, la symbolique catholique orthodoxe et son interprète contemporain le plus illustre, ne seraient acceptables à ces deux catégories que si l'une et l'autre étaient complètement dénaturés.

En réalité, Louis Charbonneau-Lassay a suivi un procédé parfaitement clair en rédigeant son Bestiaire du Christ, sans jamais se détacher de l’orthodoxie de son catholicisme. Il déclare dans l’Avant-propos qu’il n’a point hésité à s’appuyer

" parfois sur l’opinion de savants et d’auteurs notables, dont certains ouvrages ne sont pas toujours dans la stricte orthodoxie catholique ou même s’en écartent totalement : c’est que, lorsqu’ils ont traité d’histoire, d’archéologie, d’orientalisme, d’hermétisme ou de traditionnisme et qu’ils ont dit que tel emblème, en des régions et des temps déterminés, fut consacré au Christ ou simplement au Verbe divin, ou qu’il fut doté d’une tout autre signification, il faut les en croire en raison de leurs grandes connaissances en ces domaines ; ce qui n’implique nullement une adhésion à leurs autres idées. " [1]

De même, quant aux religions préchrétiennes :

" Il n’est pas douteux que, dans tous les pays où ils se trouvaient, les premiers chrétiens ont adapté à leur culte d’anciens emblèmes religieux locaux, parmi lesquels plusieurs ont été, par eux, consacrés à la représentation du Sauveur. [...] Nous avons mille preuves que cette affectation à la personne du Sauveur, d’anciens emblèmes alors encore utilisés pour leurs idoles par les païens d’à côté, ne déplut pas aux premiers maîtres de la pensée chrétienne, et fut allégrement pratiquée par les artistes qu’ils inspiraient. Il en fut, du reste, de même pour un certain nombre de cérémonies, de rites anciens qui entrèrent dans la liturgie primitive de l’Église : des explications nettes, précises, mettaient toutes choses au point, et tout inconvénient disparaissait. " [2]

Charbonneau pouvait donc en parfaite bonne conscience puiser à des sources fort éloignées du catholicisme orthodoxe. En cela, il ne faisait que suivre les premiers auteurs chrétiens, que ce soient les premiers Pères ou le (ou les) rédacteurs du Physiologue.

Aux Pères incombait " l’œuvre de réfutation des hétérodoxes [...], dissoudre les thèses avancées par eux..., en les réfutant justement à l'aide des Écritures. " [3] Ainsi, Clément d'Alexandrie utilisera la " "physiologie" [pour interpréter laquelle Philon avait jadis utilisé la méthode allégorique, ] [4] vraiment "gnostique"" ; [5] " En tout cas, l’enquête physique de la tradition "gnostique" selon le canon de la vérité, ou mieux l’initiation complète, dépend du discours sur les origines du monde ; de là elle montera ensuite à la contemplation théologique. "[6] Et Origène énonce :

" Visibilis hic mundus de invisibili doceat, et exemplaria quædam cœlestium contineat positio ista terrena ; et ab his quæ deorsum ad ea quæ sursum sunt possimus ascendere, atque ex his quæ videmus in terris sentire et intelligere ea quæ habentur in cœlis."[7]

Le souci sous-tendant à la rédaction du Physiologus grec, qui remonte à la même époque, n’était point différent. F. Sbordone, éditeur du texte critique, observe dans une étude complémentaire que le Physiologus doit être considéré moins " un simple naturaliste " qu’un véritable " exégète de la nature selon les canons de la foi chrétienne. "[8]

Origène dit encore :

" La méthode qui nous paraît s'imposer pour l'étude des Écritures et la compréhension de leur sens est la suivante ; elle est déjà indiquée par ces écrits eux-mêmes. Dans les Proverbes de Salomon nous trouvons cette directive : Et toi, inscris trois fois dans la réflexion et dans ta connaissance, afin de répondre avec des paroles de vérité aux questions qui te sont posées.[9] . Il faut donc inscrire trois fois dans sa propre âme les pensées des saintes Écritures : afin que le plus simple soit édifié par ce qui est comme la chair de l’Écriture — nous appelons ainsi l'acception immédiate — ; que celui qui est un peu monté le soit par ce qui est comme son âme ; mais que le parfait, semblable à ceux dont l'Apôtre dit : Nous parlons de la sagesse parmi les parfaits, non de celle de ce siècle ni des princes de ce siècle qui sont détruits, mais nous parlons de la sagesse de Dieu cachée dans le mystère, que Dieu a prédestinée avant tous les siècles à notre gloire [10], que ceux-ci soient édifiés par la loi spirituelle, qui contient l’ombre des biens futurs [11]; De même que l’homme, dit-on, est formé de corps, d'âme et d'esprit, de même l’Écriture que Dieu a donné dans sa providence pour le salut des hommes . "[12]

Dans Homilia in Lev., 5, 1, il est précisé que le corps de l’Écriture (= l’interprétation littérale) est pour ceux qui nous ont précédé, c’est-à-dire les Juifs (= chrétiens simpliciores), l’âme (= interprétation morale) est pour nous (= progredientes, puisque la perfection ne peut être atteinte que dans l’autre vie), l’esprit pour ceux qui hériteront la vie éternelle dans l’éon futur (= perfecti). (D’après la note de Manlio Simonetti, p. 502 de sa traduction italienne des Principes).[13]

Également au IIe siècle vécut Méliton, évêque de Sardes, auquel on attribua la fameuse Clef, étudiée comme l’on sait par le cardinal Pitra (et de nos jours par J.-P. Laurant), mentionnée par le chanoine Auber — et ensuite par Charbonneau-Lassay — comme

" assez analogue par certains côtés à quelques variantes du Physiologus, [...] une sorte d’énumération concise des diverses significations mystiques ou emblématiques qui doivent être attribuées aux hommes, aux animaux , aux plantes, aux nombres, etc., et comment les uns et les autres peuvent représenter, selon les circonstances, Dieu, la Trinité, le Christ, la Vierge, le fidèle, le démon, les mystères de la foi, les vertus, les instincts ou les vices des hommes, etc. ".

Le chapitre IX de la Clef, attinent à notre sujet, distingue nettement, comme la symbolistique ancienne, entre animaux " une espèce dont les individus sont presque tous pris en bonne part ") et bêtes formant " généralement une catégorie de mauvais aloi, tenant plus de la brute par leurs instincts désordonnés et se rapprochant d'autant plus du démon, dont elles expriment le plus souvent la méchanceté et l'esprit de destruction [...] Les physiologues latins ou grecs sont d'accord sur ces deux nu-ances... "[14] : les paragraphes 1 à 36 traitent de animalibus, alors que les paragraphes 37 à 82 parlent de bestiis, parmi lesquelles on trouve, bon dernier, le diable.

Dans la monstrueuse "hiérarchie céleste" des Gnostiques, les animaux et les bêtes trouvent aussi leur place. Celse, dans un passage de son Discours vrai, [15] attribue au christianisme l'invention d'une secte gnostique, celle des Ophites :

" Les sept principaux démons ont, le premier la forme d'un lion [Michaël = Saturne] ; le second, celle d'un taureau [Souriel = Jupiter] ; le troisième, celle d'un amphibie aux sifflements horribles [un dragon] [Raphaël = Mars] ; le quatrième, celle d'un aigle[Gabriel = Soleil] ; le cinquième, celle d'une ourse [Thauthabaoth = Vénus] ; le sixième, celle d'un chien [Erathaoth = Mercure] ; et le septième celle d'un âne dénommé Thaphabaoth ou Onoël [= Lune]. " [16]

Il s'agit évidemment des archontes planétaires.

Mais si le statut ambigu de ces êtres se manifeste de cette manière caractéristique chez les gnostiques où l'angélologie et la démonologie se confondent, [17] il faut mentionner le rapport entre anges et animaux tel qu'il apparaît dans La Hiérarchie céleste de Denys l'Aréopagite.

Cet écrivain sublime, d'une part avertit de

" ne pas imaginer, comme le fait le vulgaire, que ces intelligences célestes, dont la forme est divine, [...] ressemblent à du bétail comme les bœufs, présentent l'aspect sauvage de lions, ou le bec incurvé de l'aigle, ou encore qu'elles possèdent des ailes et des plumes à la façon des volatiles. Ne les imaginons pas comme des chevaux polychromes... " [18]

D’autre part, un peu plus loin, [19] il parle des " théologiens mystiques " — pour Denys les compilateurs des livres sacrés — qui utilisent tour à tour des symboles à caractère élevé, des images de rang moyen et des métaphores d'origine vulgaire.

" Il arrive aussi que l'Écriture use de figures animales, qu'elle attribue à la Théarchie les propriétés du lion et de la panthère ; qu'elle la représente comme un léopard ou comme une ourse déchaînée. Joignons-y la métaphore la plus indigne de toutes et qui semble la plus inadéquate : n'est-ce pas, en effet, sous la forme d'un ver de terre que les admirables interprètes des mystères divins nous l'ont représenté ? " [20]

" C'est ainsi que tous les connaisseurs de la Sagesse divine, tous les interprètes de la mystérieuse inspiration séparent le Saint des saints et le mettent à l'abri de toutes les souillures provenant des réalités imparfaites et profanes : dans ce dessein ils usent volontiers de métaphores sacrées sans ressemblance aucune [avec leur objet]. [...]

" Rien d'absurde par conséquent si, pour la raison qu'on a dite, les théologiens représentent également les essences célestes par des images inadéquates, qui n'offrent aucune similitude avec leur modèle. Et nous-même peut-être, poussé à la recherche par le paradoxe même auquel nous nous heurtions, nous n'aurions pas été aiguillonné vers l'exégèse spirituelle de ces métaphores, vers la studieuse explication de ces saintes réalités, si nous n'avions d'abord été troublé par le caractère difforme des images qui dans l'Écriture représentent les anges. Loin de permettre à notre intelligence de se contenter d'une imagerie si malséante, c'est ce trouble qui l'a excitée à se dépouiller de toute affection matérielle, qui l'a saintement habituée à dépasser les apparences pour s'élever à travers elles jusqu'à ces réalités spirituelles qui ne sont pas de ce monde. "

Denys peut donc, plus loin, avant d'aborder le paragraphe 8 du chapitre XV, estimer convenable de passer " à la sainte explication des figures animales que l'Écriture attribue aux intelligences célestes. " (336 C) :

" La figure du lion doit révéler cet effort souverain, véhément, indomptable, par quoi les essences célestes imitent, autant qu'elles le peuvent, le mystère de l'ineffable Théarchie, en enveloppant intellectuellement les traces de ce mystère, en le déguisant modestement et mystiquement sur la voie où les élève l'illumination divine.

La figure du bœuf marque la force et la puissance, le pouvoir de creuser des sillons intellectuels pour recevoir les fécondes pluies du ciel, tandis que les cornes symbolisent la force conservatrice et invincible.

La figure de l'aigle, indique la royauté, la tendance vers les cimes, le vol rapide, l'agilité, la promptitude, l'ingéniosité à découvrir les nourritures fortifiantes [....]

La figure des chevaux signifie l'obédience et la docilité. [...] " (336 D-337 A).

Denys poursuit :

" Si nous n'avions dessein de conserver à ce traité des proportions harmonieuses, nous pourrions considérer chaque partie des animaux qu'on vient de citer, tous les détails de leur structure physique et nous n'aurions pas tort de les appliquer aux puissances célestes, suivant le procédé des images dissemblables. C'est ainsi que, pour qui veut s'élever du sensible au spirituel, leur faculté irascible enseigne cette virilité de l'intelligence dont la colère est le dernier écho ; leur faculté concupiscible enseigne le désir amoureux que prouvent les anges à l'endroit de Dieu ; plus brièvement, toutes les sensations des bêtes privées de raison et la multiplicité de leurs parties enseignent les intellections immatérielles des essences célestes et leurs puissances sans diversité. Mais à qui sait raisonner, ces exemples suffisent ; disons mieux, l'exégèse d'une seule de ces images paradoxales éclaire par analogie tous les symboles du même type. " (337B-C). [21]

À la suite des écrits mentionnés des premiers auteurs chrétiens, auxquels on pourrait ajouter d'autres faisant autorité (comme, par exemple saint Augustin, saint Ambroise, saint Basile, saint Épiphane, saint Isidore de Séville, saint Jérôme, Vincent de Beauvais) [22] et des nombreuses versions du Physiologus se succédant au cours des siècles, [23] au Moyen Age on assiste à l'éclosion des bestiaires proprement dits, qui n'ont pas échappé à l'attention savante du cardinal Pitra qui en parle dans son Spicilegium [24].

Ces bestiaires ne décrivent " le monde animal que pour le constituer en réseau symbolique signifiant à l'homme son destin et la grandeur de Dieu [25] ", et — pourrions-nous ajouter — c'est surtout le Fils, le Christ à en constituer le pivot : en fait, il n'y a pas de Bestiaire qui ne soit pas bestiaire du Christ [26], comme du reste le véritable Physiologus. Le terme de bestiaire semble apparaître vers le début du XIIe siècle [27], mais cette nouveauté ne marque guère un changement substantiel [28], si ce n'est qu'en général on retranche des physiologues les chapitres qui ne traitent pas d'animaux réels ou légendaires. Les sources fondamentales restent les Écritures.

Un exemple de cette continuité est ce petit joyau en vers intitulé Physiologus Theobaldi episcopi de naturis duodecim animalium, qui n'est, en fait, qu'un bestiaire en miniature. Des douze animaux, choisis par le poète, les quatre premiers " se rattachent, sous sa plume, tantôt à la personnification du Sauveur, tantôt à celle de l'homme régénéré par le baptême ou la pénitence, lequel s'identifie réellement par là au Sauveur lui-même. Les huit autres représentent le démon et les mauvaises passions qu'il inspire [29] " Le premier est le lion qui " comporte trois caractères distincts, d'où ressortent trois symboles, que je veux, ô Christ, célébrer en votre honneur dans chacun de mes douze poèmes. " [30]

Il faut rappeler la double fonction du physiologue-bestiaire. D'une part, il est un instrument pédagogique pour l'éducation religieuse du chrétien :

" il constitue, tout comme les litanies, un arsenal de métaphores énonçant les natures de Dieu, en même temps qu'un support mnémotechnique rappelant les figures possibles du Mal. [...] La métaphore est souvent explicite, immédiate, l'explication métaphorique étant très proche de l'interprétation littérale : elle est donc saisissable sur-le-champ, même par l'esprit le plus simple, pour être appliquée à la pratique morale quotidienne." [31]

On pourrait donc parler d'une fonction de pédagogie sociale chrétienne. D'autre part, il faut le souligner, il a constitué également " pour nos artistes [— il suffit de songer aux bestiaires sculptés —] comme pour les théologiens et les prédicateurs, une source inépuisable d'histoires attachantes, de légendes instructives, destinées également à l'écrivain et à l'imagier. " [32] Et la définition suivante du petit bestiaire de Théobald est appliquable à tout bestiaire :

" c'est proprement un catéchisme destiné aux fidèles, à l'aide duquel le plus simple pourra saisir le sens des chapiteaux, des modillons, des verrières, des peintures sur parchemin, qui, à défaut d'être lus, seraient du moins compris aussitôt qu'exposés aux regards. Certes, il est difficile d'avoir un livre plus curieux en lui-même et un témoignage plus irrécusable de la pensée qui, au moyen âge, présidait à l'iconographie catholique " [33]

Pour la conclusion, je laisserai la parole encore à Gabriel Bianciotto, puisque je ne saurais sans aucun doute mieux dire : dans le bestiaire,

" le caractère extérieur et superficiel de la similitude n'est qu'apparent : si le symbole fonctionne alors comme un signe conventionnel, il n'est pas pour autant arbitraire, puisque soutenu par une longue tradition d'exégèse biblique. Le bestiaire, quintessence de l'esprit symbolique du Moyen Age, illustre ainsi la convergence d'un sens prégnant et d'une tradition culturelle dans l'élaboration d'un symbole : pourquoi donc le symbole n'atteindrait-il pas l'essence des choses, puisqu'il est à la fois l'émanation d'un ordre divin et le fruit de la mémoire des hommes ? " [34]

 

Laszlo Toth

 

[Communication présentée au Colloque internationale du CESNUR "Variety of Prayer", Université de Rome La Sapienza, 1995]

Notes

  1. [retour] Le Bestiaire du Christ, Bruges 1940 (rééd. Milan 1994), p. 7.
  2. [retour] Ibid., p 17.
  3. [retour] Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, I, 2, 3.
  4. [retour] Cf. Leisegang, La Gnose, trad. franç., Paris 1951, p. 33.
  5. [retour] Clément d'Alexandrie, op. cit., IV, I, 3, 1. Faut-il rappeler que Clément adopta le terme "gnostique" à dessein — aujourd'hui on dirait par provocation — tout en combattant le gnosticisme qui l'avait confisqué et prétendait l'utiliser à ses fins exclusivement. " Le parfait chrétien — et nous touchons ici à un autre point essentiel des Stromates — est le chrétien "gnostique", qui cultive une foi rendue plus forte par les études, avisé et entraîné dans tous les domaines du savoir, pour défendre et pour se défendre. De longues pages dans la dernière partie de l'ouvrage sont consacrées à tracer de la façon la plus complète possible les caractéristiques et les prérogatives de ce nouveau "gnostique" clémentin. Les dangers inhérents à l'usage de ce terme, sont évidents pour tous. Clément lance un défi risqué aux ennemis intérieurs du Christianisme. Les courants gnostiques, qui pullulaient et s'enchevêtraient dans tout le monde greco-oriental, avaient insidieusement corrompu la substance authentique du Christianisme. Des intrigues confuses entre théosophies orientales, philosophie grecque, religion chrétienne, avai ent donné vie à une série de conceptions hybrides où pouvait trouver place n'importe quel type de conduite pratique humaine et qui finissaient par justifier aussi des positions opposées aux chrétiennes. Clément élève, face à ce produit insidieux et inquiétant de l'hérésie, un type de "gnostique" qu'il prône et qui joint à la plus parfaite adhésion au commandement évangélique une profonde connaissance philosophique. Son "gnostique" est le premier philosophe chrétien dans l'histoire. Sa "gnose" pourrait se définir comme des "fondements de sapience théologique". " (Clemente Alessandrino, Stromati, Milano 1985, Introduction de Giovanni Pini, pp. 16-17).
  6. [retour] Clément d'Alexandrie, op. cit., IV, I, 3, 2-3.
  7. [retour] Homilia in Canticum Canticorum, III, 9.
  8. [retour] Ricerche sulle fonti e sulla composizione del Physiologus greco, Napoli 1936, p. 174.
  9. [retour] Prov., 22, 20 sq.
  10. [retour] I Cor., 2, 6 sq.
  11. [retour] Rom., 7, 14 ; Hebr., 10, 1.
  12. [retour] Origène, Traité des Principes, IV, 2, 4. Paris 1980, (t. III) ; tr. fr. par Henri Crouzel et Manlio Simonetti.
  13. [retour] Origène, I Principi, Turin 1980.
  14. [retour] Ch.-A. Auber, Histoire et théorie du symbolisme religieux avant et depuis le Christianisme, repr. Milan 1977, tome III, pp. 444-5.
  15. [retour] Cf. § 72 dans la traduction que L. Rougier donne dans son Celse ou Le conflit de la civilisation antique et du christianisme primitif, Paris 1925, p. 398.
  16. [retour] Leisegang donne la variante Thartaraoth (op. cit. p. 120). Puisque Celse ne donne de nom qu'au dernier démon, Origène s'était évertué à trouver un des diagrammes ophites qui circulaient encore à son époque, permettant de dénommer les autres. Un diagramme assez proche est reproduit par Leisegang, op. cit. On trouve le passage de Celse in Origène, Contre Celse, Paris 1969, (éd. et trad. française du texte grec, aussi bien que de la version latine de Rufin par M. Borret), VI, 30 :
    " Celse revient alors aux sept démons archontes, dont les noms ne sont absolument pas donnés par les chrétiens, mais, je crois, sont transmis par les Ophites. Et j'ai même trouvé dans le diagramme que je me suis procuré pour cette étude un ordre semblable à celui de Celse. Celse disait que le premier est figuré sous la forme d'un lion, mais il ne cite pas le nom que lui donnent ces gens réellement impies. J'ai trouvé que l'ange du Créateur célébré dans les saintes Écritures, d'après ce diagramme scélérat, est Michel à forme de lion. Puis Celse dit que le suivant, le second est un taureau ; le diagramme que j'avais dit que c'est Suriel à figure de taureau. Pour Celse le troisième est un amphibie aux sifflements horribles (anphìbiòn tina kaì phrikôdes 'episurìzonta) ; pour le diagramme, ce troisième est Raphaël à forme de dragon. Puis Celse affirmait que le quatrième a une forme d'aigle ; le diagramme disait que Gabriel est cet être à forme d'aigle. Celse affirmait ensuite que le cinquième a la face d'un ours ; le diagramme, que Tauthabaòth est l'être à forme d'ours. Ensuite, disait Celse, on raconte chez eux que le sixième a une face de chien ; le diagramme affirmait que c'est Érathaòth. Celse affirmait enfin que le septième a une face d'âne et se nomme Thaphabaòth ou Onoel ; j'ai trouvé dans le diagramme que celui qu'on appelle Onoel ou Tharthraòth [sic] a bien une forme d'âne. "
    C
    e n'est pas fini pour autant avec le bestiaire gnostique : dans le fameux diagramme trouvent place et Béhémoth et Léviathan ; en outre la métaphysique gnostique prévoit aussi qu'" il y a des hommes qui reviennent aux formes des Archontes, en sorte que les uns deviennent lions, d'autres serpents, aigles, ours, chiens " (Contre Celse, VI, 33).
  17. [retour] Un peu comme dans la mythologie hindoue les dêva et les asura. Cf. A.K. Coomaraswamy, Angels and Titans, in La Doctrine du sacrifice, tr. par Gérard Leconte, Paris1978.
  18. [retour] La Hiérarchie céleste, II, 1 (137 A)
  19. [retour] Ibid., II, 5 (144 C-145 B).
  20. [retour] Ps. XXI, 7.
  21. [retour] Traduction de M. de Gandillac, Œuvres complètes du Pseudo-Denys l'Aréopagite, Paris 1943. De là à conclure, comme le fait Francesco Zambon dans l'érudite et brillante introduction à son édition italienne du Physiologus, Milan 1975, éd. Adelphi – à laquelle je dois le rappel de l'Aréopagite – que le Physiologus " serait peut-être à lire comme une angelologia impietrata : plus qu'un livre de science ou de morale, la trace négative d'une vision, mais une trace qui peut conduire à la salle secrète, "la chambre nuptiale qui n'est pas pour les bêtes", où les hommes s'unissent avec les anges " [Et comment ? serait-ce de la façon envisagée par les concitoyens de Lot ? (Gen, 19, 6-11)], me semble injustifiée, aussi bien que ses toutes dernières lignes, juste après la dernière citation, très anagogique du reste : " Pour certains peut-être la contemplation des Intelligences célestes n'est plus possible que dans les figures dégradées des bêtes. "
  22. [retour] On pourrait ranger sur la même ligne les Institutions monastiques d'Hugues de Saint-Victor et l'Ortus deliciarum de l'abbesse Herrade.
  23. [retour] Les traductions latines s'échelonnent du Ve au IXe siècle. Le Physiologus encourut la condamnation du pape Gélase comme livre hérétique ; d'ailleurs il ne faut pas oublier que sur ce livre se projetait, à raison ou à tort, l'ombre de l'ouvrage perdu du même genre du philosophe hérétique Tatien.
  24. [retour] Tome III, De Re symbolica, cap. II, art. 2, pl. LXXII et suivantes.
  25. [retour] Gabriel Bianciotto, Introduction à Bestiaires du Moyen Age, Paris 1980, Stock, p. 5.
  26. [retour] Il y en aura avec le Bestiaire d'amour de Robert de Fournival, d'inspiration courtoise, mais ce sera la décadence : on a à juste titre observé que " l'animal perd à peu à peu près entièrement son rôle de figure symbolique et devient d'abord un terme de comparaison, tout au plus l'emblème d'une fonction, l'image qui l'illustre, mais sans s'identifier à elle... " (G. Bianciotto, op. cit., p.10).
  27. [retour] Ibid., p. 5 : " On en trouve le premier exemple chez Philippe de Taon ", quoique l'ouvrage (vers 1121-1135) de ce trouvère anglo-normand soit désigné aussi comme Physiologue.
  28. [retour] Par contre, il y a changement, et même un changement de nature, dans le passage des "histoires naturelles", des naturalistes — "physiciens" — et des légendes rapportées par les poètes païens (Athénée, Élien, Pline, Claudien, Lucain) aux Physiologues chrétiens, et cela nonobstant l'utilisation en bonne partie du même matériel. L'Incarnation et la naissance du christianisme se sont avérées entre ces deux époques, en guise de césure. Si le physiologue-bestiaire
    " constitue une synthèse, certes sommaire, de la connaissance qu'Antiquité et Moyen Age ont eu du monde animal, ou plutôt de la manière dont ils ont perçu sa place et sa fonction dans l'univers, ... l'importance donnée au commentaire symbolique manifeste bien la perspective prédominante, théologique, dans laquelle se situe la science médiévale. L'enseignement religieux du bestiaire est constitué en grande partie d'une exégèse biblique, destinée à fonder la morale quotidienne et la vie spirituelle : on y trouve donc réunies en catalogue les citations fondamentales des Testaments : nombre d'exempla, peintures de morale en action, reprennent des paraboles classiques ... " (Bianciotto, op. cit., Introduction, p. 8).
    On est encore moins en droit de voir un rapport effectif entre les représentations d'animaux composant un bon nombre d'hiéroglyphes égyptiens (même à travers la compilation tardive attribué à Horapollo) et le Physiologue grec, malgré sa matrice... égyptienne, parce qu'alexandrine, et malgré la "révélation d'Hermès Trismégiste". Des éléments bâtards ont pu se glisser marginalement dans quelques rédactions, tout comme ceux provenant des sectes gnostiques très actives à l'époque.
    G. Bianciotto incline à croire :
    " la conscience que l'homme médiéval possède de lui-même, de son destin, de ses rapports avec l'univers et avec Dieu ne nécessite-t-elle pas, pour devenir ordonnée et claire, un support symbolique ? La tradition de symbolisme animal qui a pénétré dès l'origine la pensée chrétienne, et dont les bestiaires sont les témoins les plus directs et les plus schématiques, laisse apparaître clairement, en tout cas, les mécanismes de transfert métaphorique dont les enchaînements constituent le symbole. Pierre de Beauvais, par exemple, ne fait que reprendre un lieu commun en affirmant que la Création n'existe qu'afin de fournir à l'homme des exemples de foi. Toute "lecture" du monde ne peut donc que tendre à faire apparaître des signes, la réalité sensible est la lettre dont il faut interpréter l'esprit : d'où l'établissement d'une relation métaphorique constante entre le monde et ce qui lui donne à nos yeux un sens : les deux Testaments, eux-mêmes ensemble de signifiants allégoriques éclairant la nature divine et la condition de l'homme. La description des natures animales s'intègre dans cette perspective eschatologique où, comme l'affirme saint Augustin, ce qui importe est la signification d'un fait, et non son authenticité : la véracité des natures décrites n'est donc pas nécessaire : il est possible d'en inventer, ou d'évoquer des natures mythiques dans la mesure où elles permettent de comprendre des vérités d'une tout autre portée et qui, elles, ne sont pas susceptibles de contestation. " (op. cit., pp. 12-13).
  29. [retour] Ch.-A. Auber, Histoire et théorie du symbolisme religieux, op. cit., t. III, p. 478, qui précède la reproduction de ce texte avec traduction et commentaire.
  30. [retour] Et le premier éditeur à gloser : " Divini libri, id est theologici, memorant alia animalia, scilicet duodecim Apostolos. Unde, sicut duodecim sunt Apostoli, sic duodecim sunt animalia de quibus in præsenti libro peragitur. Et sicut Christus est tredecimus inter Apostolos, qui est eorum rex et Dominus, sic leo est rex ferarum... "
  31. [retour] G. Bianciotto, op. cit., p. 13. Cf. Ch.-A. Auber, op. cit., t. III, p. 474.
  32. [retour] Ibidem.
  33. [retour] Ibid., p. 478.
  34. [retour] G. Bianciotto, op. cit., p. 14.

 



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