L'experience de Louis Charbonneau-Lassay

 

University of Rome, La Sapienza - Department of Sociology
CESNUR - Center for Studies on New Religions, Torino, Italy
 
Varieties of Prayer - Alla ricerca del divino
Colloque international - Rome May, 10-12, 1995
 
University of Rome, La Sapienza - Centro Congressi
Rome - Via Salaria 113
 
In co-operation with ISAR (Santa Barbara, California) and ARIES (Paris, France) and with the patronage of the Italian Ministry of Culture (Ministero dei Beni Culturali)
 
Session 4 (Room 3), Wednesday May 10, 1995 : 15,30-19

 

Programme de la session :

PierLuigi Zoccatelli (CESNUR, Verona) : Louis Charbonneau-Lassay (1871-1946) (Voir l'abstract et le texte complet)

Jean-Pierre Laurant (EPHE, Paris) : La réception de Louis Charbonneau-Lassay dans les milieux français (Voir l'abstract)

Laszlo Toth (Paris, Directeur de la maison Archè) : Le Bestiaire du Christ (Voir l'abstract)

Stefano Salzani (Verona) : Louis Charbonneau-Lassay et la question de l'ésotérisme chrétien (Voir l'abstract)

Coordinateur : PierLuigi Zoccatelli

Président : Yvon R. Théroux (College André-Grasset, Montreal)

 

 

PierLuigi Zoccatelli, Louis Charbonneau-Lassay (1871-1946), Abstract

 

Louis Charbonneau-Lassay naquit à Loudun en 1871. Après de solides études, il débute, jeune professeur, dans l'enseignement chez les Frères de Saint-Gabriel.

Il publie de nombreuses études dans la Revue du Bas-Poitou et dans le Bulletin des Antiquaires de l'Ouest. Il étudie le folklore, les légendes, la préhistoire, l'histoire, l'archéologie, la numismatique.

Pendant la guerre de 1914-1918, Charbonneau-Lassay compose son gros ouvrage Histoire des Châteaux de Loudun, qui assure sa réputation dans le monde académique.

Mais cette activité érudite en recouvrait une autre, tourné vers la recherche du symbolisme chrétien et de l'ésotérisme des groupements secrets du moyen âge. Le fruit de ces recherches sont publié sur plusieurs revue : Regnabit, Le Rayonnement Intellectuel, Études Traditionnelles, Atlantis, Le Voile d'Isis.

Poussé à une réalisation plus complète par l'Archevêque de Paris, le cardinal Dubois, il donne naissance au Bestiaire du Christ, ouvrage monumentale sur l'emblématique christique : la réalisation de ce projet demanda une quinzaine d'années.

 

Jean-Pierre Laurant, La réception de Louis Charbonneau-Lassay dans les milieux français, Abstract

 

« La réception de Louis-Charbonneau-Lassay dans les milieux français » pose, au début du vingtième siècle, des problèmes analogues à ceux rencontrés par « la science catholique » dans la première moitié du précédent.

La compétence de l'auteur en matière d'archéologie et d'iconographie était une garantie face au monde savant ; la spécialisation dans un domaine évitant les questions de doctrine et les controverses théologiques directes permettait, en même temps, de faire valoir un type de regard et d'interprétation qui n'avaient plus droit de cité ailleurs.

La « réception » de Charbonneau-Lassay prolonge celle faite aux « chanoines savants des cathédrales » d'une part et annonce celle faite à la reformulation du débat sur la tradition par René Guénon et ses continuateurs.

 

 

Laszlo Toth, Le Bestiaire du Christ, Abstract

 

A la suite des écrits des premiers auteurs chrétiens, auxquels on pourrait ajouter d'autres faisant autorité (comme, par exemple, saint Augustin, saint Ambroise, saint Basile, saint Épiphane, saint Isidore de Séville, saint Jérôme, Vincent de Beauvais) et des nombreuses versions du Physiologus se succédant au cours des siècles, au Moyen Age on assiste à l'éclosion des Bestiaires proprement dits.

Ces bestiaires ne décrivent « le monde animal que pour le constituer en réseau symbolique signifiant à l'homme son destin et la grandeur de Dieu », et -- pourrions-nous ajouter -- c'est surtout le Fils, le Christ à en constituer le pivot : en fait, il n'y a pas de Bestiaire qui ne soit pas bestiaire du Christ, comme du reste le véritable Physiologus.

Il y a une bonne vingtaine d'années, l'expression et ce titre de « Bestiaire du Christ » exerçait un pouvoir d'évocation sur tout un monde en deçà et au delà des Alpes, très désireux de retrouver cet ouvrage important et unique du Louis Charbonneau-Lassay, malheureusement perdu parce que l'édition avait été presque totalement détruite. Un petit monde, a vrai dire, mais très fort enthousiaste et très varié.

 

 

Stefano Salzani, Louis Charbonneau-Lassay et la question de l'ésotérisme chrétien, Abstract

 

Il fascino e l'interesse per l'opera iconologica di Louis Charbonneau-Lassay (1871-1946) è da molti associato alle sue frequentazioni ad alcune confraternite tardomedievali che detenevano i segreti dell'ermetismo cristiano.

Effettivamente, Charbonneau-Lassay citò piuttosto frequentemente queste fonti esoteriche nel corso della sua opera sull'emblematica cristiana identificando queste confraternite col nome di Estoile Internelle (composta da un massimo di dodici membri), Chevaliers du Divin Paraclet (di origine cavalleresca) e Agla (legata all'ambiente professionale degli stampatori).

Per le prime due società -- estremamente riservate -- Charbonneau reclamò sempre un perfetto allineamento ai canoni dell'ortodossia dottrinale cattolica, cosa che -- sebbene egli non ne fece mai espressamente menzione -- gli avrebbe permesso di affiancare le « pratiche simboliche » di queste confraternite alla sua professione di cattolico osservante.

Questo importante aspetto della vita e dell'opera di Louis Charbonneau-Lassay può offrire elementi importanti per l'approfondimento del tema, ciclicamente affiorante, della possibilità e del significato di un esoterismo nell'ambito dell'ortodossia cattolica, approfondimento che deve necessariamente passare dal rapporto di equilibrio fra linguaggio simbolico e necessità dogmatica, e che ancora in tempi recenti è stata presa in considerazione dall'autorità ecclesiale.

 

 

PierLuigi Zoccatelli, Louis Charbonneau-Lassay (1871-1946), Texte complet

 

Louis-Charles-Joseph Charbonneau-Lassay naît à Loudun le 18 janvier 1871, fils aîné d'un couple de domestyques, Louis Charbonneau et Hélène Chaveneau.

Apparu la première fois en 1087, le nom des Charbonneau est l'un des plus anciens et des plus illustres de la province du Poitou ; il s'agit d'un lignée qui s'est divisée ensuite en deux branches : celle d'un rang plus élevé et possédant des biens plus considérables en Bas-Poitou, et l'autre en Haut-Poitou. En raison de ces différents sorts, l'armoirie de la famille « d'azur à trois écussons d'argent posés, 2 et 1 » s'enrichit pour la branche du Bas-Poitou (à laquelle Louis Charbonneau appartenait) d'un « semé de fleurs de lys d'or fixé généralement à 10 ou 11 fleurs et l'entourèrent de la devise: "Pro fide scuta et Rege Lilia" ».

Puisque l'armée huguenote du Condé, en 1568, au cours de la marche de Loudun à Thouars, brûla et rasa le propriétés de cette branche, les Charbonneau s'appauvrirent peu à peu et abandonnèrent l'usage du blason. Nonobstant les vicissitudes, les divers témoignages s'accordent en observant comme « cette noblesse ancestrale marquera le caractère de M. Charbonneau d'une empreinte profonde ».
Frère René Quoique d'une santé assez délicate, Louis Charbonneau-Lassay se révéla aussitôt particulièrement doué pour les études ; il fréquenta l'école primaire que la congrégation des Frères de Saint Gabriel tenait dans les locaux de l'ancien couvent des carmes au Martray.

Poussé à l'approfondissement de la foi chrétienne dès sa première jeunesse par Madame Crouet, il mûrira la décision de s'acheminer vers la vie consacrée en entrant comme novice dans la même congrégation des Frères de Saint Gabriel à la maison mère de Saint Laurent-sur-Sèvre, en Vendée. Dans ce lieu en retraite, Louis Charbonneau formera sa culture, se passionnant particulièrement pour l'étude de la patrologie, qui était l'objet d'une attention remarquable et rénovée dans les milieux intellectuels catholiques.

« Ayant fait son année de noviciat, y compris les trois mois de postulat, il fut admis dans la Congrégation et prit le nom de Frère René » ; à partir de ce moment, Louis Charbonneau commencera sa carrière professionnelle exerçant avec satisfaction l'enseignement à Poitiers et à Moncoutant.

Disciple dès sa jeunesse de l'illustre savant local Moreau de la Ronde, Louis Charbonneau s'adonne à l'étude de l'archéologie et, grâce à l'intérêt du général Segretain, quelques-uns de ses articles sur la préhistoire du Poitou sont soumis à l'attention des membres de l'importante Société des Antiquaires de l'Ouest, société dont il fera partie en 1900 et dont le questeur, l'érudit jésuite Père Camille de la Croix, que Charbonneau remplacera dans la charge en 1912, influera dans une mesure non négligeable sur sa formation de savant.

A l'Exposition de 1900, Louis Charbonneau présentera une notable collection de pièces archéologiques, dont un recueil d'ustensiles de silex de l'époque néolithique. En effectuant, avec l'ami Geoffroy de la Villebiot, des relèvements au-dessous du soubassement d'un menhir situé dans la propriété de celui-ci, Charbonneau offrira un importante contribution à l'étude de la religiosité celtique, en démontrant que les monuments mégalithiques du type menhir, contrairement aux interprétations courantes, avaient fonction sépulcrale plutôt que celle d'autel sacrificiel.

Ses découvertes d'une réelle valeur dans ce domaine lui valent, dans les années 1903-1905, une collaboration à la prestigieuse Revue de l'Ecole Nationale d'Anthropologie de Paris ainsi que l'affiliation à la Société archéologique de Nantes.

En 1904, à cause de ce qu'on appelait la « loi de séparation de l'Eglise et de l'État », la congrégation des Frères de Saint Gabriel est dissoute et Louis Charbonneau, obligé jusqu'alors par des voeux temporaires renouvables d'année en année, décide de reprendre l'état laïque; il restera cependant « le "servus bonus et fidelis" de son Dieu et de sa Religion et travaillera sans relâche à l'histoire et à l'étude de tous les problèmes qui touchent au catholicisme ».

En raison du sérieux de ses études, Louis Charbonneau est coopté la même année comme membre de l'Ordre Romain des Avocats de Saint-Pierre et lui est accordée une médaille d'honneur de la part de la Société Française d'Archéologie au Congrès Archéologiques de Poitiers.

A l'apogée de sa carrière d'archéologue, cependant, l'année suivante il publie un article où, comme il le dit lui-même, « en sortant pour la première fois du monde préhistorique et de l'étude des armes je me suis échappé de mon habituel terrain » pour affronter et développer des thèmes relatifs à l'emblématique et à l'hermétisme.

En 1907, une grave forme de laryngite, qui l'empêchera pour tout le reste de sa vie de tenir de longs discours, l'obligera à s'éloigner du monde de l'enseignement. Louis Charbonneau, chagriné, se consacrera ensuite totalement à l'activité scientifique, dont les fruits se manifesteront par diverses publications, parmi lesquelles plus de soixante-dix articles de sujets variés (préhistoire, archéologie celtique et gallo-romaine, numismatique, héraldique, folklore et légende) parus entre 1901 et 1925 dans la Revue du Bas-Poitou, dont il sera aussi le secrétaire à partir de 1913.

Pendant la période précédant la Grande Guerre, Louis Charbonneau complétera le travail qui le consacrera définitivement au niveau académique, une reconnaissance qu'il n'obtiendra toutefois d'une façon officielle qu'en 1931 : l'Histoire des Châteaux de Loudun, un volume de plus de 500 pages où il organise et développe de façon définitive le matériel recueilli par son maître Moreau de la Ronde dans les années 1858-1870.

A la même époque il commencera son activité de graveur, en inaugurant ainsi son habitude particulièrement originale d'associer à toute observation, des images par lui-même dessinées et imprimées.

Pour l'artiste Louis Charbonneau-Lassay, amoureux des images, elles sont « des merveilleux aliments de vie spirituelle ». Par les signes précis de la gouge, il trace des milliers et milliers d'enseignes héraldiques, images sacrées, symboles géométriques, descriptions d'objets, ex libris pour amis et commettants, paysages de ses terres et petits portraits qu'il imprime en se servant d'un pressoir de la Renaissance, en renouvelant ainsi les fastes de Théophraste Renaudot, son concitoyen et auteur de la première Gazette de France.

L'activité artistique de Charbonneau serait témoignée aussi par le carton qu'il aurait dessiné pour le vitrail réalisé, en 1893, de la chapelle de Notre-Dame de Recouvrance dans l'église du Martray à Loudun, et dont il écrit un article pour Regnabit, sans en spécifier cependant l'attribution.

Les biographes de Charbonneau-Lassay ont souvent donné comme un élément important dans l'économie du personnage la demeure où il naquit -- 2, rue du faubourg Saint-Lazare -- et qui deviendra l'habitat de sa permanence loudunaise. Cette demeure, commanderie de l'Ordre des Chevaliers de Malte, conservait presque intacte l'austère structure d'origine : l'ample salon décoré par la cheminée monumentale avec l'effigie de la Croix de Malte, le jardin de type claustral, les fenêtres au arc gothique. Charbonneau-Lassay, qui fut sensible au charme de cette demeure inaccoutumée, recueillit durant sa vie une documentation considérable sur les Chevaliers de Malte, parmi lesquels il comptait d'illustres ancêtres. Cependant, ces matériaux ne prirent jamais la forme d'une étude spécifique sinon dans un manuscrit -- encore inédit -- sur quelques marques corporatives des institutions féodales et religieuses de la région. Notons au passage que, contrairement à ce qu'affirme Marie-France James, à la mort de Charbonneau ces documents n'auraient pas été transmis à Georges Tamos, mais au baron Paul M. de Montagure.

Au cours des années, Charbonneau accumulera dans les pièces de sa demeure « une collection inestimable d'armes, de bijoux, de monnaies, de l'époque gallo-romaine et du Moyen Age » rassemblée « au cours de ses pérégrinations dans les villes et les campagnes, à l'occasion de ses visites dans les châteaux et manoirs de son Poitou natal, de la Vendée, de l'Anjou et des confins de la Touraine », créant une sorte de lieu de rencontre de l'histoire humaine, qui impressionnera ses visiteurs.

Selon ses propres mot, l'objet ancien « nous apprend beaucoup sur l'époque qui l'a vu fondre ou ciseler et nous ne pouvons que gagner à bien connaître l'habileté, le sens artistique des artisans d'autrefois et les goûts religieux ou profanes de ceux qui nous ont précédé dans la vie » ; observation qui nous fournit un paramètre précieux pour évaluer son intérêt pour l'antiquité dans l'optique d'un authentique traditionalisme : la respectueuse conservation des grandes oeuvres du passé et une religieuse charité pour « ceux qui nous ont précédé dans la vie ».

Parmi les personnes qui fréquenteront la demeure de Louis Charbonneau-Lassay dans les années de son séjour à Loudun, nous trouvons des noms célèbres dans la vie intellectuelle de l'époque : le Père Félix Anizan (1877-1944), Olivier de Frémond (1850-1940), Georges-Auguste Thomas (1884-1966), Marcel Clavelle (1905-1986), Luc Benoist (1893-1980), ainsi qu'un personnage qui restera l'une des énigmes que l'on trouve dans sa vie, Saï Taki Movi. De lui Charbonneau écrivit quelques lignes, en le définissant comme « un docte asiatique », qui lui aurait fourni quelques explications concernant le symbolisme du svastika, « gardé en certains cénacles très fermés de la Mongolie et des régions voisines ».

Sur cette question que a ému beaucoup le monde bigarrée de l'ésotérisme j'ai déjà fait allusion dans les études que j'ai publiée avec l'ami Stefano Salzani et peut-être qu'il soit nécessaire d'y revenir. La référence à Saï Taki Movi pourrait suggérer une connexion avec la question de la Teshu-Maru, une société initiatique orientale présentée comme d'origine mongole dans les années 1913-1914 par Swami Narad Mani, c'est-à-dire par l'Indien (de religion Sikh) Hiran Singh, qui à l'époque collaborait à la revue catholique La France anti-maçonnique et qui fournit à René Guénon une partie du matériel utilisé par celui-ci dans sa polémique contre la Société Théosophique. Dans les mêmes années Hiran Singh présenta à René Guénon l'ésotériste et peintre allemand Bo Yin Râ comme l'unique initié européen de la Teshu-Maru. Il n'est pas impossible que la visite de Saï Taki Movi, quoique postérieure de plusieurs années, se situe dans la tentative de prendre des contacts en Occident de la part d'organisations initiatiques orientales comme la Teshu-Maru, gênées par l'« occidentalisation » de thèmes orientaux faite par la Société Théosophique et d'autres groupes. Naturellement, on doit aussi tenir compte du fait que fréquents étaient à cette époque (comme aujourd'hui) les hâbleurs qui se présentaient en Occident comme d'« authentiques » initiés orientaux.

Pour la partie qui suive voire surtout -- dans ce site -- l'article Courants renaissants de réforme spirituelle et leurs incidences

De 1921 à 1929 dans la revue Regnabit, de 1929 à 1939 dans Le Rayonnement Intellectuel et en même temps par quelques études dans Atlantis, Le Voile d'Isis et Etudes Traditionnelles, Charbonneau aura le moyen de concentrer ses efforts sur la partie plus importante et profonde de son oeuvre, l'emblématique christique, qui ne sera complétée que par la réalisation et la publication du Bestiaire du Christ.

Pour mieux comprendre les étapes de l'itinéraire d'approfondissement culturel et spirituel qui caractérisa la vie de Louis Charbonneau-Lassay il sera opportun de nous arrêter suffisamment sur le milieu qui caractérisa les revues où le savant fournit les premiers résultats concrets et mûrs de ses recherches sur l'emblématique christique en particulier et sur le symbolisme en général.

La collaboration qui lia Charbonneau à Regnabit d'abord et au Rayonnement Intellectuel plus tard est une collaboration féconde : seulement dans Regnabit, en l'espace d'un peu plus de huit ans, soixante-seize articles.

Regnabit (Revue universelle du Sacré-Coeur), paraît la première fois en juin 1921, sur l'initiative du Père Félix Anizan, oblat de Marie Immaculée, apôtre de la dévotion et de la doctrine du Sacré-Coeur, auteur d'innombrables ouvrages sur ce sujet, persuadé que « le Sacré-Coeur n'a pas dans la vie chrétienne, dans la pensée catholique, la place qui lui revient », juge nécessaire de fonder une revue scientifique traitant ce thème à tous point de vue : dogmatique, moral, ascétique, mystique, liturgique, artistique et historique.

Il réalisa son projet avec la collaboration du centre de dévotion au Sacré-Coeur de Paray-le-Monial ; parmi les premiers collaborateurs d'Anizan se rangent le jésuite Hamon, le bénédictin Demaret, le confrère oblat Hoffet, Gabriel de Noaillat, secrétaire du Centre de Paray-le-Monial, ainsi que le futur monseigneur Léon Cristiani.

La revue paraît sous les auspices d'un comité patronal composé par le card. Dubois, archevêque de Paris, et d'autres quinze prélats de tous les continents, parmi lesquels nous trouvons dom Gariador, l'Abbé général de la Congregazione Benedettina Cassinense. L'approbation ecclésiale de la revue sera ensuite confirmé le 10 mars 1924 par une spéciale Bénédiction apostolique envoyée à la rédaction de Regnabit de la part du Secrétariat d'État de Sa Sainteté et signée par le card. Pietro Gasparri.

La collaboration à Regnabit de Louis Charbonneau-Lassay, demandée par le card. Louis Dubois, commence en janvier 1922, après qu'il eut fait connaissance avec Félix Anizan et l'équipe de la revue au congrès eucharistique national qui s'était tenu en juin 1921 à Paray-le-Monial. Le premier article de Louis Charbonneau -- Le Sacré-Coeur du Donjon de Chinon, attribué aux Chevaliers du Temple -- aura pour objet quelques graffiti retrouvés dans la forteresse de Chinon et attribués aux templiers emprisonnés ; dans la même année 1922, suivront deux autres études, importantes pour pouvoir rétrodater l'iconographie du Sacré-Coeur, généralement fixée à partir du quinzième siècle.

Charbonneau continuera ses publications fort appréciées sur des thèmes concernant tour à tour le symbolisme du Sacré-Coeur sous ses aspects historiques, archéologiques, mystico-dévotionnels, en étudiant aussi leurs implications sur le plan cosmologique, le tout appuyé, comme d'habitude, sur une très exacte documentation iconographique par lui-même reproduite en gravure ; dans les dernières années de publication apparaîtront en outre dans la revue des intéressantes études de numismatique aptes à situer historiquement et doctrinalement la dévotion à la Royauté sociale de Jésus-Christ.

Le 22 janvier 1925, sous les auspices de Madame Kirch, le Père Anizan, Charbonneau et d'autres collaborateurs de la revue fondent une association dénommé Société du Rayonnement Intellectuel du Sacré-Coeur. Dans l'appel du programme lancé dans Regnabit, l'association s'adresse « aux écrivains et aux artistes », en exposant en abrégé ses objectifs : « Après Bossuet qui voyait dans le Coeur du Christ "l'abrégé de tous les mystères du christianisme" [...] nous pensons que la Révélation du Sacré-Coeur est toute l'idée chrétienne manifestée en son point essentiel [...] Puisque le symbole est essentiellement une aidé à la pensée -- puisqu'il la fixe et puisqu'il l'entraîne -- c'est à la pensée que s'adresse le Christ en se montrant dans un symbole réel qui, même aux peuples antiques, est apparu comme une source d'inspiration, comme un foyer de lumière ».

A une époque que Marie-France James dit « à la dérive religieuse, intellectuelle et sociale », mais où cependant divers milieux avaient le désir « de ramener l'ordre dans le chaos, en oeuvrant pour un nouveau règne affirmé du spirituel sur le temporel ou, plus schématiquement, de l'esprit sur la matière », les intérêts et les efforts de la Société du Rayonnement Intellectuel firent qu'elle assimila des éléments ou des doctrines qui n'étaient concordants qu'en apparence.

On pourrait situer de cette façon la collaboration offerte par René Guénon (1886-1951) dans les années 1925-1927 à Regnabit. Durant son énigmatique activité de collaborateur à la revue La France anti-maçonnique, René Guénon avait fait connaissance avec Olivier deFrémond, membre de la Société des Antiquaires de l'Ouest, grâce auquel Louis Charbonneau-Lassay entra en contact avec Guénon, sur la base du commun intérêt pour le symbolisme et de la commune -- ou au moins apparemment telle -- qualité de militants catholiques. Par le truchement de Charbonneau, Guénon devient collaborateur de la revue.

De même que Louis Charbonneau deviendra le référence de Guénon en ce qui concerne le symbolisme chrétien, de même celui-ci, par « son incontestable autorité » en la matière, contribuera dans une certaine mesure à former en Charbonneau la conviction qu'« il serait puéril de contester l'existence et le rôle important de l'hermétique chrétienne au moyen-âge ».

Même après l'éloignement de Guénon de la collaboration à Regnabit, demandée par « certains milieux néo-scholastiques » en raison des thèses doctrinalement à tout le moins hardies implicites dans ses exposés, les deux savants continueront leur rapport épistolaire et à se citer mutuellement dans leur ouvrages respectifs.

Même si les termes de la question sur le rapport entre les deux personnages sont presque incontestablement à se circonscrire à ce que nous venons de décrire, une vulgata souvent peu renseignée, sinon malicieuse, a toujours subordonné la figure de Charbonneau à celle de Guénon, d'où l'oeuvre de Charbonneau aurait une valeur seulement comme confirmation ou, à tout le moins, comme contribution aux thèses de Guénon. Fait partie de cette optique la légende selon laquelle Charbonneau aurait conduit une sorte de double vie, en remplissant le rôle public de vulgarisateur des thèses de René Guénon dans la sphère des milieux catholiques rétrogrades de l'époque, et en même temps en menant une vie initiatique très réservée non seulement dans les organisations « guénoniennes », mais aussi dans d'autres plus éloignée encore de l'orthodoxie catholique. Certes, tout est possible et l'histoire -- surtout l'histoire des milieux ésotériques -- réserve souvent des surprises. Il n'est pas rare que fassent surface des nouveaux documents qui contraignent à revoir les jugements formulés précédemment. Néanmoins, pour ne pas réduire l'histoire de l'ésotérisme à un ensemble de fantaisies et de conjectures, il est nécessaire de se rappeler que, même dans ce domaine, pour interpréter des faits et des textes d'une façon différente ou même opposée de ce qui apparaît, les hypothèses aventureuses ne sont pas suffisantes, et il faut produire une documentation rigoureuse. La charge d'apporter des preuves doit rester à qui affirme que l'oeuvre de Louis Charbonneau doit être interprétée d'une façon différente de ce qu'il appert à la lecture de ses textes, aussi inédits, sicut litterae sonant. L'historien doit rester d'une part ouvert à de nouvelles interprétations qui devraient être suggérées par de nouvelles découvertes documentaires ; d'autre part il doit conclure que, à l'état des pièces au dossier, Louis Charbonneau-Lassay doit être considéré comme un catholique à pleinement orthodoxe tant dans sa vie publique que dans sa vie privée.

Outre ces histoires, à tout les moins l'« affaire » Guénon -- laquelle concentra sur Regnabit l'attention de certains revues anti-sectes -- provoqua probablement aussi une aggravement des contrastes que le Père Anizan vivait à l'intérieur de sa congrégation. La situation eut des développements toujours plus négatifs jusqu'à causer la cessation de la revue en 1929.

Ayant remplacé Paul Thomas à la direction de la Société du Rayonnement Intellectuel, Charbonneau deviendra également le directeur de la revue Le Rayonnement Intellectuel, qui représentera la partie la plus intellectuelle de Regnabit. La nouvelle publication apparaîtra la première fois dans le second semestre de 1929.

Dans les mêmes années, Charbonneau s'occupe de transmettre son amour pour la terre natale, qu'il décrit emphatiquement comme une « terre privilégiée entre toutes déroulant sous le ciel qui l'a si profusément comblée de ses bienfaits », par la constitution de cercles d'étudiants comme celui dédié au héros Jean de la Jaille qui devra lentement aboutir, en 1937, à la fondation de la Société Historique du Pays de Loudunois, dont il sera le président et qui existe encore aujourd'hui.

Correspondant des Beaux-Arts à partir de 1928, il s'occupera de faire classifier et restaurer de nombreux édifices et monuments de sa région. Déjà en 1945 il dote Loudun de sa collection d'objets d'archéologie ou concernant l'histoire du lieu, legs qui quelque temps après la disparition de Charbonneau sera à l'origine d'un petit musée.

En 1933, à un âge déjà avancé, il épouse à Orly Hélène Ribière, qui mourra en 1943 en le laissant, après dix ans seulement, dans son habituelle solitude.

Pendant la guerre, jusqu'en 1944, sa maison est occupée par des soldats allemands qui, peut-être frappés par l'humilité et l'autorité du savant désormais vieux, traiteront sa collection avec un respect peu courant. D'ailleurs, l'inscription sur la huisserie de la porte -- gravée par Charbonneau lui-même dans le marbre -- évoquait cette spirituelle hospitalité : Benedictio Dei Maneat Super Ingredientes Et Bonitas Eius Protega Egrediente.

Louis Charbonneau-Lassay, d'après le témoignage de son disciple et collaborateur Pierre Delaroche, qui avec lui fonda la Société Historique du Pays de Loudunois, et qui après sa disparition en prit la présidence, « n'était pas un de ces vieux érudits qui accumulent les documents en un rassemblement stérile et les conserve pour eux avec un soin jaloux » mais « avec une exquise politesse et la plus charmante amabilité, il recevait ceux qui venant frapper à sa porte l'arrachaient à ses travaux et allaient lui faire perdre un temps précieux. Il leur faisait les honneurs de sa maison, passait des heures à leur montrer les pièces de sa collection, répondait avec la plus parfaite courtoisie aux questions qui lui étaient posées ».

A la fin de sa vie, atteint par une incurable malade glandulaire, Louis Charbonneau consacrera le reste de son énergie à tenter de compléter son oeuvre. Cependant, le temps lui manqua et ses études importantes restèrent à l'état de notes ou de fiches : les volumes d'emblématique christique le Floraire, le Lapidaire et le Vulnéraire ; des écrits d'histoire locale sur les corporations de métier et sur les rues de Loudun ; une série de légendes sur sainte Radegonde, reine et moniale ; la vie d'un saint loudunais, Alléaume, ainsi qu'un long article sur le Saint-Graal pour les Cahiers du Sud.

Il nous semble important, pour rappeler la profonde foi chrétienne qui anima Charbonneau, de clore ce bref excursus sur sa vie par une prière qui lui-même composa et qui peut-être, plus que tout autre témoignage, peut faire état de sa vie intérieure : « O Coeur, qui êtes le centre de l'univers, le foyer de l'Infini, et notre Rédempteur, ayez pitié de la poussière d'atomes que nous sommes, soyez notre Lumière et notre Vie maintenant et à l'heure où nous entrerons dans la vraie Vie par la porte enténébrée de la Mort ».

Le 26 décembre 1946 il passa la « porte enténébrée » ; ses dernières paroles furent un remerciement aux deux personnes -- l'ami et disciple Pierre Delaroche et une religieuse dominicaine -- qui l'assistèrent dans les douloureuses semaines finales de son séjour sur terre.




CESNUR Home Page



Web Design by MoreOrLess

© 1997-2005 by PierLuigi Zoccatelli