LE FANTOME DE LA LIBERTÉ

Les controverses sur les "sectes"

et les nouveaux mouvements religieux en Europe


Cette brochure présente une leçon publique donnée par Massimo Introvigne à l'Université de Turin, où il avait été invité à l'occasion de la fin du cours de Sociologie des Religions 1996-1997. Il y aborde les menaces pesant sur la liberté religieuse en Europe et la question des "sectes". Si une minorité de mouvements religieux présente des dangers bien réels, les généralisations et les amalgames, ainsi que l'utilisation de théories pseudo-scientifiques comme celles du lavage de cerveau ou de la déstabilisation mentale, risquent de réduire la liberté religieuse à un simple fantôme.

Introduction

Entre le 18 et le 19 novembre 1978 à Jonestown, dans la jungle de la Guyane, plus de neuf cents membres du Temple du Peuple, un mouvement fondé et dirigé par James Warren "Jim" Jones (1931-1978), trouvaient la mort, en partie suicidés par empoisonnement, en partie tués par leurs coreligionnaires. Cet événement fit une énorme impression aux Etats-Unis. Les milieux anti-sectes - qui considèrent les nouveaux mouvements religieux comme nuisibles et dangereux - en profitèrent pour déchaîner une campagne médiatique et judiciaire contre ceux qu'ils appelaient cults ou "sectes", qui fut d'une intensité considérable pendant environ quinze ans (1). Entre le 4 et le 5 octobre 1994 cinquante-trois personnes, qui faisaient parties (ou étaient les enfants des membres) de l'Ordre du Temple Solaire, furent trouvées mortes au Québec et en Suisse. Le suicide-homicide se répéta un an plus tard, le 23 décembre 1995, avec seize morts dans le Vercors, en France, et encore en mars 1997 à St.-Casimir, au Québec. L'épisode du Temple Solaire a eu - seize ans plus tard - un rôle comparable en Europe à celui de Jonestown aux Etats-Unis. Les campagnes des mouvements anti-sectes se sont intensifiées et ont impliqué parlements et gouvernements, produisant un rapport parlementaire discuté et discutable en France (2), la création dans ce même pays - entre autres mesures - d'un "Observatoire" permanent, de commissions parlementaires semblables à celle de la France en Belgique, en Allemagne et ailleurs, et la publication de petits livres clairement inspirés de l'attitude et de la mentalité anti-sectes de la part d'agences gouvernementales dans divers pays européens. La liste des initiatives - même au niveau communautaire - pourrait facilement continuer. Enfin, au matin du 20 mars 1995, cinq bombes chimiques ont explosé dans le métro de Tokyo en diffusant du gaz sarin, causant en quelques minutes la mort de dix personnes et plus de cinq mille blessés. Un groupe de dirigeants et de membres du nouveau mouvement religieux Aum Shinri-kyo a été accusé de l'attentat. L'épisode a eu au Japon - pays où les campagnes anti-sectes étaient déjà particulièrement virulentes - un rôle encore plus crucial que celui causé par le Temple du Peuple en Guyane et le Temple Solaire en Europe. L'authentique "chasse aux sectes" qui s'est déchaînée au Japon a dépassé dans ses proportions tout précédent américain et européen. Les spécialistes universitaires des nouveaux mouvements religieux en ont particulièrement fait les frais, accusés d'être "amis des sectes" et soumis dans quelques cas à de véritables formes de persécution.


Les trois épisodes ont certainement quelque chose en commun. Dans les trois cas il y a, avant tout, un nouveau mouvement religieux qui - sans étendre, évidemment, un jugement de valeur négative à tous ses membres individuels - compte, parmi ses dirigeants, des personnages qu'il est parfaitement légitime de définir comme criminels et assassins. Dans les trois cas il s'agit de groupes atypiques, dans lesquels on ne rencontre pas les caractéristiques les plus communes à la majorité des nouveaux mouvements religieux, même controversés. Le Temple du Peuple - qui, avant tout, n'était pas un nouveau mouvement religieux autonome mais un groupe actif au sein d'une dénomination protestante respectée, les Disciples du Christ - avait des caractéristiques plus politiques que religieuses. Selon son spécialiste le plus renommé, le professeur John R. Hall, il était si "congelé dans une orientation lénino-staliniste" (3), dans un "rapprochement stalinien au bolchevisme" qu'il pouvait être défini comme "une tromperie fondée sur l'usage de la religion pour promouvoir le socialisme" (5). L'Ordre du Temple Solaire était une organisation initiatique, composée en grande partie de personnes de la haute et très haute bourgeoisie qui unissait au mythe de la continuation secrète de l'Ordre du Temple une prospective apocalyptique qui n'est pas habituelle aux milieux initiatiques. Sa composition sociale - de haut et parfois très haut niveau - n'est pas, à son tour, certainement habituelle dans les nouveaux mouvements religieux (6). Quant à la Aum Shinri-kyo - dont, il faut le rappeler, moins d'une centaine de membres sur plus de dix milles est accusée d'avoir été au courant des activités criminelles d'une partie de la direction - l'implication de quelques dirigeants dans le trafic de drogue et la violence organisée représente un unicum. Aucun des autres très nombreux nouveaux mouvements religieux japonais n'a jamais été, d'aucune façon, impliqué par des accusations de ce genre (7). Dans les trois cas la nature manifestement atypique des mouvements impliqués a été transformée, dans certaines présentations à l'opinion publique, en un caractère supposé typique, comme s'il s'agissait d'exemples caractéristiques de "secte" ou de "culte". Les mouvements anti-sectes - qui, naturellement, existaient déjà avant ces tragédies - ont exploité les événements pour satisfaire à leurs buts (8). Aux Etats-Unis la grande campagne anti-sectes commencée après Jonestown s'est lentement épuisée et a aujourd'hui perdu de sa vigueur (même si elle n'a pas disparu). Il ne semble pas que le suicide des membres du mouvement Heaven's Gate, en mars 1997 en Californie, ait relancé le mouvement anti-sectes: le débat a été plutôt sur l'existence d'un prétendu "droit au suicide".

Négligeant le Japon - où sont d'autre part en cours des événements qui ne peuvent que préoccuper quiconque a à coeur la liberté religieuse -, il n'est pas certain qu'en Europe la ferveur anti-sectes finisse par s'éteindre lentement comme cela s'est produit aux Etats-Unis. La problématique relative aux dites "sectes" - un terme grandement péjoratif et, comme tel, presque abandonné dans le langage universitaire qui préfère parler de "nouveaux mouvements religieux" ou de "minorités religieuses"(9) - se relie en fait à des questions de caractère éthique, politique et philosophique qui sont parmi les plus importantes de nos jours. Il n'est pas rhétorique d'affirmer qu'il s'agit de problèmes dont dépend en grande mesure le futur même de la liberté en Europe. C'est sur ces problèmes - plus que sur des cas ou épisodes spécifiques - que je voudrais m'arrêter dans cet exposé, en examinant trois "dimensions" de la liberté, et les risques dont chacune est menacée

1. La liberté religieuse et l'équivoque de l'"ordre public"

A l'exclusion des rares Etats communistes ayant survécu et des Etats islamiques, plus nombreux, le modèle d'Etat auquel nous nous trouvons confronté aujourd'hui est l'Etat laïque moderne. Cet Etat n'est pas confessionnel et reconnaît la liberté religieuse, du reste consacrée dans diverses déclarations internationales des droits de l'homme. Il est évident pour tous que la liberté religieuse ne peut être sans limite. Si, au nom de la liberté religieuse, quelqu'un proposait de restaurer une des religions précolombiennes fondées sur le sacrifice humain et commençait à recruter des victimes involontaires - ou même volontaires - pour les sacrifier sur la place, bien peu justifieraient ses actions (10). Ayant établi que la liberté religieuse n'est pas sans limite, il faut se demander sur la base de quels paramètres ses limites doivent être déterminées. Le problème n'est pas banal et diverses positions s'opposent. Selon le positivisme juridique classique, la liberté religieuse trouverait sa limite dans l'"ordre public". Cette position trouve un écho dans les récentes controverses en matière de "sectes", et les "troubles à l'ordre public" sont l'un des critères qui - selon le rapport parlementaire français cité - permettrait de distinguer les "sectes" dangereuses des organisations religieuses normales, non dangereuses (11). Affirmer que la liberté religieuse trouve sa limite dans l'ordre public peut sembler raisonnable, mais en vérité c'est absolument inacceptable. En fait, même s'il ne manque pas de tentatives de proposer d'autres définitions (souvent assez vagues) de l'ordre public, la définition la plus courante se réfère à l'ensemble des lois de l'Etat, particulièrement de nature pénale et administrative, ou aux principes généraux qui découlent de ces lois. Affirmer que la liberté religieuse trouve sa limite dans l'ordre public équivaut, ainsi, à soutenir que les limites sont celles du système des lois en vigueur. De ce point de vue même Néron, Hitler ou Staline auraient facilement pu déclarer leur plein respect pour la liberté religieuse. Néron, en effet, n'empêchait pas les chrétiens de penser ce qu'ils voulaient. Il frappait seulement - sévèrement - les manifestations extérieures du culte et d'autres gestes, comme le refus d'adorer l'empereur, qui constituaient, précisément, des violations des lois en vigueur (12).

Toutefois le récent Catéchisme de l'Eglise catholique, n 2109, refuse le paramètre de l'"ordre public" pour définir les limites de la liberté religieuse. "Le droit à la liberté religieuse - selon le Catéchisme - ne peut être (...) simplement limité par un `ordre public' conçu de manière positiviste ou naturaliste" (13). Bien entendu, une idée de l'"ordre public" qui ne serait pas "conçu de manière positiviste ou naturaliste" pourrait être plus acceptable. Mais, malheureusement, les théories plus répandues de l'"ordre public" sont précisément de souche positiviste. Si dans la dialectique entre la liberté religieuse et ce que même la doctrine sociale catholique appelle ses "justes limites" (14), ces dernières sont représentées par l'"ordre public", le futur de la liberté religieuse est pour le moins incertain. Peu à peu - surtout dans un climat social caractérisé par la présence de forces hostiles à la religion - l'"ordre public" prévaut sur la liberté religieuse en la transformant en un fantôme sans corps et sans consistance. Contre le positivisme juridique, on doit affirmer que la liberté religieuse n'est pas un simple "résidu" circonscrit par les législations en vigueur, mais est l'un des principes fondamentaux et non négociables que les normes doivent respecter pour être des lois authentiques et non des formes d'injustice légalisée.


De façon idéale - selon les principes de la doctrine sociale catholique - les "justes limites" de la liberté religieuse ne devraient pas être déduites de l'"ordre public", mais plutôt "déterminées pour chaque situation sociale par la prudence politique, selon les exigences du bien commun, et ratifiées par l'autorité civile selon `des règles juridiques conformes à l'ordre moral objectif' (Conc. Ecum. Vat II, Dignitatis Humanae, 7)" (15). Les paramètres de "bien commun" et d'"ordre moral objectif" trouvent difficilement dans la société contemporaine un niveau suffisant de consensus social pour se traduire en normes juridiques. Toutefois - même sans la reconnaissance explicite de l'"ordre moral objectif" (qui reste de toute façon un idéal sur lequel celui qui s'inspire à la doctrine sociale chrétienne a le devoir d'insister) -, il est possible d'échapper à «la trappe de l'ordre public».


L'expérience juridique américaine - certainement plus riche que l'européenne en matière de liberté religieuse - offre, de ce point de vue, un exemple intéressant. De la Seconde Guerre mondiale aux premières années 1970, la Cour Suprême des Etats-Unis a lentement élaboré le principe du compelling interest, l'"intérêt impératif" de l'Etat. Le gouvernement peut limiter l'exercice de la liberté religieuse seulement lorsqu'il a un "intérêt impératif" à le faire, et lorsqu'un tel intérêt ne peut être satisfait par des alternatives raisonnables. La définition la plus importante du compelling interest est contenue dans le jugement Sherbert de 1963 (16). En effet, la Cour Suprême confirma le droit d'une femme adventiste du Septième Jour de recevoir une allocation de chômage, bien que divers emplois lui aient été offerts mais la contraignant à travailler le samedi, pratique interdite par sa foi. Dans ce cas, la Cour Suprême retint qu'il n'y avait aucun "intérêt impératif" de l'Etat à ne pas payer l'allocation de chômage à qui refuse des emplois particuliers sur le fondement d'une interprétation raisonnable de sa propre foi religieuse. Le jugement Sherbert démontre que les tribunaux n'utilisent pas la séparation rigide entre creed et deed, entre "croyance" et "comportement" qui, dans la lignée de vieilles conceptions positivistes, caractérise l'idéologie des mouvements anti-sectes. Selon cette idéologie, le comportement (deed) pourrait être analysé en faisant totalement abstraction de la croyance (creed). Nous reviendrons sur le manque de fondement de cette thèse dans le paragraphe suivant. Pour le moment, il suffit de noter que, déjà dans le jugement Sherbert, cette séparation présumée n'est pas appliquée. Celui qui refuse des obligations qui le contraignent à travailler le samedi simplement parce que la veille du dimanche est un jour qu'il préfère dédier à des activités plus agréables perd, selon la loi, l'allocation de chômage. Mais celui qui refuse les mêmes emplois parce qu'il s'agit d'un adventiste du Septième Jour pour lequel le samedi est sacré ne perd pas l'allocation de chômage. Dans ce cas, un même comportement, inspiré par une croyance, trouve sa protection dans le principe supérieur de la liberté religieuse.


La doctrine du compelling interest est encore plus claire dans son refus de séparation rigide entre deed et creed dans le jugement Yoder de 1972 (17). La Cour Suprême des Etats-Unis a acquitté des parents de la communauté amish qui, sur la base de leur foi religieuse, refusaient d'envoyer leurs enfants à l'école de l'Etat après la huitième. Dans ce cas les juges ont reconnu qu'il existe un "intérêt impératif" de l'Etat à la scolarisation obligatoire. Ils conclurent toutefois que - particulièrement après la huitième du système américain - cet intérêt peut être satisfait avec des moyens alternatifs à la fréquentation des écoles d'Etat, par exemple au moyen d'une vérification plus générale du parcours formateur des amish qui tient compte de l'"unicité de leur foi". Même dans ce cas, si un parent ne s'appuyant sur aucune foi avait, après la huitième, retiré son fils de l'école préférant l'envoyer travailler, il aurait été condamné à la prison. Si, au contraire ce parent est un amish, et que le retrait des enfants des écoles de l'Etat s'inscrit dans une culture religieuse unique et particulière, sa conduite n'est pas punissable.


Dans les années 1980 et 1990, la doctrine du compelling interest est entrée en crise. Les tentatives de la Cour Suprême - toujours plus hostile à la religion en général - pour éroder la liberté religieuse se sont écartées du compelling interest pour revenir à un principe similaire à celui de l'"ordre public". Ces tentatives ont culminé dans le jugement Smith de 1990 (18), où la Cour Suprême a jugé licite le licenciement de fonctionnaires publics qui participaient aux rites de la Native American Church, durant lesquels on absorbe de façon rituelle une drogue appelée peyote. Le jugement Smith avait d'autre part provoqué les protestations de l'immense majorité des dénominations religieuses présentes aux Etats-Unis, ce qui avait conduit le parlement à voter le Religious Freedom Restoration Act. Cette loi, signée par le président Clinton en 1993,et obligeait les tribunaux à appliquer le principe du compelling interest dans tous les cas où on doit juger les limites à l'exercice de la liberté religieuse. Le 25 juin 1997 (décision City of Boerne v. P.F. Flores, Archbishop of San Antonio, and United States) le Religious Freedom restoration Act a fait l'objet d'une déclaration de non-conformité à la Constitution de la part de la même Cour Suprême. Il est intéressant que le juge Kennedy, qui a écrit le texte de la décision du 25 juin 1997, pense toutefois que la décision Smith ne contredit pas le principe du compelling interest, et que ce principe pourra continuer à être appliqué."


La doctrine du compelling interest n'est certainement pas la solution définitive et universelle au problème des limites de la liberté religieuse. Ce n'est pas par hasard que l'Eglise catholique a longuement hésité avant de soutenir - comme elle le fit par la suite - le Religious Freedom Restoration Act. On pourrait en fait argumenter que l'Etat a un "intérêt impératif" à connaître les secrets des tueurs de la mafia révélés aux prêtres catholiques dans le secret de la confession. Il ne s'agit pas d'un problème uniquement théorique, car, sur la base de cas concrets, de vives discussions sont en cours aux Etats-Unis et en Italie. On pourrait ainsi - par exemple - placer des micros dans les églises et les confessionnaux. Cet exemple démontre que, dans certains cas, le principe de l'"intérêt impératif" ne constitue pas une protection suffisante pour la liberté religieuse. De façon idéale, il serait souhaitable que l'Etat reconnaisse qu'il existe une sphère de liberté religieuse intangible et sacrée - qui, dans le cas de l'Eglise catholique comprend certainement le secret du confessionnal - qu'aucun "intérêt impératif" ne peut dépasser. Il est difficile pour l'Etat moderne de reconnaître les fondements moraux et religieux de ce principe. La doctrine du compelling interest - accompagnée d'un contexte constitutionnel de sauvegarde de la liberté religieuse - est certainement préférable aux références ambiguës à l'"ordre public". D'autre part les diverses dimensions de la liberté ne sont pas indépendantes l'une de l'autre. Le problème des limites de la liberté religieuse - soumises à un test particulièrement sévère pour des "sectes"- demande aussi d'autres recherches, non moins importantes, au sujet de la liberté

2. Le conflit entre les récits et la liberté face aux récits

Les étudiants en sociologie ont un privilège qu'ils devraient apprécier tout particulièrement. Chaque jour leur attention est attirée sur le problème du conflit entre les récits. Cela devrait leur permettre de conquérir la plus rare des libertés, celle d'échapper au papier imprimé et aux manipulations - volontaires ou involontaires - des moyens de communication. Dans ses termes les plus simples, le problème du conflit entre les récits est évident. Trois personnes assistent à un accident de la route : lorsqu'il s'agira de témoigner, chacun le racontera de façon diverse. Quatre journaux donnent une information de la même manifestation politique : si on les met l'un à côté de l'autre, il semble qu'il s'agisse de manifestations différentes. Les journaux ne sont pas d'accord entre eux sur le nombre de participants, sur le succès de la manifestation, sur la capacité des orateurs à s'exprimer de façon plus ou moins brillante. Le problème du conflit entre les récits est très complexe et va au-delà de l'observation banale selon laquelle les journalistes - lorsqu'ils relatent des événements politiques - sont conditionnés par leurs propres opinions. Pour en comprendre exactement les dimensions, nous devons parcourir un itinéraire qui prévoit quatre passages.

a) D'abord - c'est le passage le plus évident - le langage humain est plastique, malléable et permet d'affirmer la même chose avec des accentuations diverses. Si, en Italie, il y a environ 600 000 membres appartenant à des nouveaux mouvements religieux au sens strict, on pourra donner la nouvelle en déclarant que les membres des "sectes" en Italie sont quand même 600.000 ou, au contraire, seulement 600.000 (un peu plus d'un pour cent de la population). Comme chacun le sait, un critique de théâtre, selon l'attitude et l'humeur, peut définir le même théâtre "plein à moitié" ou bien "à moitié vide". L'exemple du théâtre est plus simple que celui relatif aux adhérents des nouveaux mouvements religieux, où un grand nombre de facteurs peuvent influencer le choix du langage. Un adversaire des "sectes", par exemple, pourra avoir intérêt dans un certain contexte à générer une alarme sociale en présentant le nombre des adhérents comme extrêmement significatif et menaçant. Dans un autre contexte il préférera attirer l'attention sur le caractère relativement modeste des mêmes chiffres pour démontrer que le public ne trouve pas les "sectes" crédibles et de fait les condamne à l'échec. Le même choix des mots - qui deviennent facilement vecteurs d'émotions profondes - n'est pas neutre. Si l'on veut passer d'un langage neutre ou calme à un langage émotif, on parlera plutôt d'"adeptes" ou de "victimes" des "sectes" que de "membres" de "nouveaux mouvements religieux" ou de "minorités religieuses".

b) Dans le premier passage le conflit entre les récits s'est manifesté sous sa forme la plus simple. Les agents sociaux qui produisent les récits diffusent en substance le même récit (la moitié des sièges d'un théâtre était occupée; les membres appartenant aux nouveaux mouvements religieux en Italie sont 600.000). Ils cherchent seulement à susciter chez leurs auditeurs des réactions diverses, en modulant de façon opportune le langage. La situation est différente si nous lisons dans un journal que 30.000 personnes ont participé à une manifestation et dans un autre que les participants étaient 1 million. L'exemple n'est pas théorique, si l'on pense simplement aux manifestations politiques italiennes de 1996 pour la proclamation de l'indépendance de la Padanie ou pour la protestation de l'opposition de centre-droite contre la politique fiscale du gouvernement. Ainsi, nous pouvons lire des chiffres en liberté à propos - par exemple - des satanistes de Turin. Selon les spécialistes ils sont moins de 200, selon certains articles de la presse des dizaines de milliers. Il est désormais vérifié que la référence à 40.000 satanistes turinois provient d'un poisson d'avril à succès organisé, il y a plusieurs années, par un groupe d'étudiants plaisantins; de façon paradoxale, l'incroyable chiffre est souvent répété aujourd'hui encore. Ici nous commençons à nous approcher des dimensions plus profondes du conflit entre les récits. Un examen des récits en termes de "vrai" et de "faux" n'est pas, naturellement, insignifiant. Dans le cas classique des participants à une manifestation politique, celui qui l'organise a évidemment intérêt à augmenter le nombre des présents et ses adversaires politiques ont de bonnes raisons de le diminuer. Il ne s'agit pas, toutefois, de l'unique élément qui entre en jeu. Il est possible, par exemple, que les termes n'aient pas été définis exactement : parmi les "participants" à la manifestation doit-on compter même les simples curieux qui - pour ainsi dire - passaient là par hasard ? Comment définir précisément les membres des "sectes" ou "nouveaux mouvements religieux" ? Lorsque l'on compte les Témoins de Jéhovah, s'agit-il seulement des "proclamateurs" qui vont de porte en porte ou de toute la communauté, enfants compris ? En outre - même si nous sommes d'accord sur les définitions - les instruments avec lesquels sont relevées les données influencent les résultats. Les sociologues connaissent bien cette problématique parce qu'ils travaillent souvent au moyen de questionnaires. Quel est le nombre d'Italiens qui croient en la réincarnation ? Si l'on pose la question sous forme "fermée" - comme on l'a fait lors d'une récente enquête - en demandant de choisir de façon univoque entre réincarnation et résurrection chrétienne, le nombre d'Italiens croyant en la réincarnation s'élevait seulement à 4 % (19). Au contraire, si la question est posée de façon "ouverte" et que la personne interrogée peut répondre en affirmant croire soit en la réincarnation soit en la résurrection chrétienne, le pourcentage s'élevait à plus de 20 %, en Italie comme dans de nombreux autres pays européens (20). Les sciences physico-mathématiques savent depuis de nombreuses années que le point de vue de l'observateur influence les résultats de l'observation. Ceci est vrai pour les sciences sociales également.

c) Il est nécessaire d'accomplir un troisième pas dans notre itinéraire. Jusqu'à maintenant nous avons examiné des récits très simples qui répondent à la question "Combien ?" ("Combien de personnes ont participé à la manifestation ?" "Combien sont les Témoins de Jéhovah en Italie ?", et ainsi de suite). Le conflit entre les récits devient beaucoup plus complexe lorsqu'on y ajoute des éléments de type qualitatif. Si, de la question "Combien sont les Témoins de Jéhovah?" on passe à des questions telles que "A quoi croient les Témoins de Jéhovah ?", "Quelle est l'expérience quotidienne des Témoins de Jéhovah ?", tout type de réponse se présente sous forme d'un récit qui doit synthétiser un grand nombre d'observations. Comme on l'a vu, même la réponse à une simple question à caractère purement quantitatif est influencée par le point de vue de l'observateur. Les réponses à des questions complexes ne sont pas des produits sociaux simples. Elles sont conditionnées par un grand nombre de variantes qui se réfèrent soit à l'observateur et à ses capacités, ses motivations, ses préjugés, soit au contexte social dans lequel il est en train d'opérer. Elles dépendent aussi du nombre et du type d'observations qu'il a réussi à effectuer. Evidemment, aucun spécialiste des Témoins de Jéhovah ne connaît les neuf millions de membres de ce mouvement et encore moins leurs opinions personnelles et individuelles. Certes, pour savoir ce que pense un mouvement religieux on pourra faire référence à sa littérature "officielle". Mais, très souvent, à côté de la littérature publique il en existe une non publique (d'autant plus dans les mouvements qui présentent des éléments de type initiatique ou ésotérique). Il arrive aussi que l'expérience religieuse quotidienne soit influencée par des facteurs divers et s'éloigne de façon notable des principes contenus dans les écritures sacrées qui remontent souvent aux siècles passés. Pour connaître l'expérience religieuse quotidienne d'une dénomination chrétienne de nos jours, la lecture de l'Evangile ne suffit certainement pas. En d'autres mots, les récits de phénomènes complexes - comme le sont, par exemple, les mouvements religieux contemporains - ne sont pas des "photographies", mais des constructions sociales articulées, conditionnées culturellement et négociées politiquement. Le problème est connu des historiens qui savent - pour reprendre le titre d'une oeuvre particulièrement influente de Peter Novick, publiée en 1988 - que l'histoire "objective" est un "noble rêve" qui repose sur un préjugé de caractère objectiviste. Peter Novick n'est pas un relativiste ; pour lui les faits historiques existent, c'est l'historiographie qui se présente comme un produit social conditionné par une multiplicité de facteurs (21).

Même en ce qui concerne le problème du conflit entre les récits, le mouvement anti-sectes pense que la solution réside dans la vieille distinction entre creed et deed. On devrait donc distinguer entre croyance (dont la reconstruction serait toujours incertaine et subjective) et comportement (qui pourrait au contraire être "photographié" et décrit de façon certaine). En réalité, comme nous avons déjà pu le vérifier à propos de la problématique juridique relative à la liberté religieuse, cette distinction est en fait impossible. Les tribunaux, les gouvernements, les lecteurs de journaux ne se trouvent pas face à des comportements "purs" (même dans l'hypothèse que ceux-ci existent). Ils rencontrent des récits complexes qui naissent de la dialectique entre l'observation d'un comportement et les variables infinies qui conditionnent le point de vue de l'observateur. D'autre part, il est impossible de comprendre un comportement sans le lire dans un contexte de tendances, motivations, croyances et préliminaires qui l'inspirent. Dans Le Vampire du Sussex, Sherlock Holmes - et les lecteurs - se trouvent face à des récits dont l'objet est une femme que l'on a vu sucer le sang de son fils. Si le célèbre détective érigeait - comme les sots qui l'entourent dans le récit - une muraille infranchissable entre le comportement et son contexte, entre deed et creed, et déclarait ne s'intéresser qu'au premier, il ferait rapidement arrêter la femme comme mère dénaturée se livrant à des pratiques abominables de vampirisme. Mais Sherlock Holmes procède de façon diverse. Il enquête, replace le comportement dans son contexte et découvre que la mère a sucé le sang de son fils pour l'empêcher de mourir empoisonné. En outre elle n'a pas expliqué ses actions pour ne pas compromettre l'empoisonneur, un autre membre de la famille (22). Il n'aurait pas suffit d'affirmer - comme le ferait un positiviste "modéré" - que, lorsque l'on examine les comportements, il faut aussi tenir compte de leurs motivations. En fait, le positivisme devrait nous expliquer comment il pense pouvoir connaître les motivations ; pour le croyant, seul Dieu connaît vraiment les secrets des coeurs, pour le positiviste ils sont - à la rigueur - inconnaissables. En deuxième lieu l'expression "motivations" n'est pas suffisante pour indiquer tout ce qui entoure un geste ou un comportement. L'histoire du vampire du Sussex présente une structure relativement simple si on la compare aux récits qui devraient nous transmettre la signification globale des activités d'un groupe social ou d'un mouvement religieux. Dans l'aventure de Sherlock Holmes le problème ne consiste pas uniquement dans le fait que la femme, en suçant le sang de son fils, cherche à le sauver et non à lui nuire. En enquêtant sur les relations familiales de cette femme, l'enquêteur découvre pourquoi elle a choisi une façon discrète de sauver son fils, plutôt que de chercher de l'aide ailleurs, et l'héritage ethnique sud-américain de la pauvre mère permet à Sherlock Holmes de comprendre pourquoi elle a utilisé ce moyen si original pour résoudre une situation critique.

L'histoire du vampire du Sussex est une affaire judiciaire hypothétique et littéraire, mais les choses ne sont pas si différentes dans les vrais tribunaux. Dans l'affaire Yoder en 1972, la Cour Suprême américaine ne s'est pas limitée à se demander pourquoi les parents amish n'envoyaient pas leurs enfants à l'école obligatoire pendant les dernières années. Elle a replacé leur comportement dans le contexte plus large des "caractéristiques uniques de la foi amish". Dans ce cas - comme dans d'autres décisions de la Cour Suprême des Etats-Unis s'appuyant sur le principe du compelling interest - nous n'avons ni une séparation rigide entre deed et creed, ni une simple enquête sur les motifs. Nous nous trouvons face au choix d'un récit - parmi d'autres possibles - qui, replacé dans un contexte complexe, permet de considérer licite un comportement qui, dans l'abstrait, serait illicite. Dans d'autres pays que les Etats-Unis cette façon de procéder est quasi inexistante. Mais personne ne peut sérieusement nier que les décisions des tribunaux ne répondent pas mécaniquement à des "photographies" univoques de comportements comme pourrait le faire un ordinateur. Elles proviennent d'un choix entre les divers récits qui sont présentés aux juges dans une situation fortement influencée par des conditionnements culturels, sociaux et politiques. En matière de nouveaux mouvements religieux, il y a, aux Etats-Unis, une conscience plus grande - par rapport à l'Europe et au Japon - de la complexité extrême des problèmes qui concernent la religion. Dans le système judiciaire américain les "témoins experts" (expert witnesses) cités par les parties permettent aux juges (et aux jurys là où ils sont présents) de se trouver face à un grand nombre de récits divers. Il leur est fait obligation, naturellement, de déclarer s'ils reçoivent des honoraires et de qui, et de respecter les règles déontologiques de leur profession. Une cour qui doit se prononcer, par exemple, sur la Scientologie écoutera ainsi - sur les mêmes activités - les comptes rendus de membres satisfaits, de militants des mouvements anti-sectes, d'ex-membres hostiles, de psychiatres d'orientations diverses, de spécialistes universitaires et ainsi de suite. La même chose se produit normalement à l'occasion d'enquêtes parlementaires, comme celle faite récemment sur les événements de Waco. Les pouvoirs publics et les tribunaux - qui n'ont pas forcément une compétence spécifique en matière de mouvements religieux - pourront s'approcher d'une compréhension (toujours difficile et élusive) de ces phénomènes en jouant le rôle de médiateurs entre les divers récits.

En Europe la situation est beaucoup plus confuse. La principale critique méthodologique que l'on peut faire au rapport parlementaire français Les Sectes en France est précisément celle de n'avoir pas joué un rôle de médiateur entre les récits de faits dont les membres de la commission ne pouvaient avoir une connaissance directe. Le rapport a, au contraire, privilégié les récits des ex-membres hostiles et des militants anti-sectes, sur lesquels le document est fondé presque exclusivement. Selon une critique fréquente, et jamais démentie, concernant la liste des témoins entendus par la commission - d'ailleurs en secret - pas un seul spécialiste universitaire en sciences religieuses (23) n'en faisait partie. La même chose risque de se produire dans d'autres contextes européens et cela se vérifie même dans les tribunaux.

En effet, nous en avons un exemple particulièrement intéressant dans le procès d'un groupe de scientologues qui a eu lieu à Lyon en octobre 1996. Dans l'abstrait on pourrait retenir de ce procès - selon un modèle plus français qu'américain - qu'il aurait dû s'occuper exclusivement des délits spécifiques dont étaient accusés quelques scientologues et non de la Scientologie en général. Toutefois si on lit le jugement - dont il ne m'appartient pas de discuter ici du mérite, en ce qui concerne la responsabilité à titre particulier des personnes jugées -, on s'aperçoit qu'il n'en est pas du tout ainsi. Ce jugement (24) comprend un large "chapitre II" où sont reconstruites la doctrine et les "techniques" de la Scientologie. Le tribunal de Lyon - qui affirme, en gras, que la liberté religieuse trouve ses limites "dans l'intérêt de l'ordre public" (25), et dont les juges ne sont pas, évidemment, spécialistes des nouveaux mouvements religieux - a, bien sûr, cité largement une publication de la Scientologie elle-même. Mais il a reconstruit la nature et le fonctionnement du mouvement en utilisant presque exclusivement - entre les divers récits possibles - ceux qui provenaient de deux sources : les ex-membres hostiles et les militants anti-sectes. Le jugement cite largement l'expertise d'un psychiatre français qui est l'un des militants anti-sectes les plus actifs du pays. Il ne s'abstient pas de se référer au rapport parlementaire Les Sectes en France pour conclure que la Scientologie "présente les caractéristiques retenues par la Commission [parlementaire] pour lui attribuer ce qualificatif [de secte]" (26). Le tribunal de Lyon ne s'est absolument pas limité à examiner les délits particuliers dont étaient accusés ces quelques scientologues, mais - et il aurait difficilement pu faire autrement - il a inséré ces "comportements" dans un contexte qui implique une évaluation globale de la Scientologie. Dans l'abstrait, il aurait été possible de parvenir à cette évaluation par la méthode de la médiation entre les récits. La défense de la Scientologie avait appelé comme témoins quelques éminents sociologues européens, spécialistes parmi les plus fameux des nouveaux mouvements religieux - comme les professeurs Bryan Wilson et Karel Dobbelaere -, ainsi que le soussigné. Mais le climat juridique et culturel français est bien différent du climat américain où dans un procès semblable la confrontation entre les récits aurait été le thème central et l'audition de spécialistes universitaires serait allée de soi. La tentative des spécialistes en sciences sociales d'offrir un récit différent par rapport à celui des militants anti-sectes ou des ex-membres hostiles a été attaquée par la presse comme s'il s'était agi d'une prise de position acritique en faveur de la Scientologie (même si les sociologues entendus comme témoins ont déclaré être personnellement en désaccord avec les doctrines et les pratiques du mouvement) (27). Le tribunal a considéré ces témoignages insignifiants, ne les mentionnant même pas dans le jugement.

Il est nécessaire ici d'éviter des équivoques dans lesquelles il est facile de tomber. D'abord, les spécialistes universitaires ne prétendent pas du tout avoir le monopole du savoir en matière de nouveaux mouvements religieux. Les sociologues, en particulier, sont certainement capables de s'appliquer à eux-mêmes leur méthode, et d'"examiner leur fonction propre dans le processus de construction du savoir en matière de nouveaux mouvements religieux du point de vue de la sociologie de la connaissance" (28). Les spécialistes universitaires constituent, dans leur ensemble (et sans négliger le fait que dans leur monde coexistent des opinions diverses), une des agences qui produisent des récits en matière de nouveaux mouvements religieux. Leurs théories sont certainement conditionnées culturellement, si ce n'est que par le désir de "protéger leur propre domaine professionnel" contre les intrusions de militants amateurs qui proposent "une idéologie qui cherche à se cacher derrière un masque de science", ce qui dérange les universitaires (29). Les récits des spécialistes universitaires qui observent et décrivent les nouveaux mouvements religieux avec un professionnalisme spécifique doivent être particulièrement pris en considération. De la même façon, en confrontant les divers récits concernant les problèmes de dents, on retiendra comme particulièrement intéressante l'opinion des dentistes. Mais - dans un contexte où l'on tend souvent à insister sur le fait que même l'expert n'est pas à l'abri de conditionnements culturels et professionnels - il serait certainement erroné de se fier uniquement aux récits qui proviennent des spécialistes universitaires en sciences religieuses, et ces derniers n'ont pas de prétentions monopolistiques de ce genre.

Mais il est encore plus erroné de confier un rôle privilégié - ou carrément exclusif - aux récits des ex-membres hostiles d'un mouvement religieux. Tout d'abord, les nouveaux mouvements religieux font l'objet d'un énorme turnover. Ils ressemblent à de grandes gares où il y a toujours quelqu'un parce que, si de nombreux voyageurs arrivent, d'autres s'en vont. Les ex-membres des nouveaux mouvements religieux sont, donc, des millions. Ils doivent être étudiés dans leur ensemble, sans se concentrer sur la petite minorité qui brûle les idoles qu'elle a un temps adorées et qui s'implique activement dans les mouvements anti-sectes. La majorité des personnes qui abandonne un nouveau mouvement religieux rentre tranquillement dans la société (ou se cherche une autre foi) sans entreprendre d'initiative polémique vis-à-vis du groupe qu'elle a quitté. Les ex-membres hostiles peuvent parfois offrir des récits intéressants (et leur itinéraire humain tourmenté mérite de toute façon le respect), mais ils ont évidemment de bonnes raisons pour expliquer à l'aide d'"histoires atroces" les choix passés qu'aujourd'hui ils jugent aberrants (30). Cela relève du mythe de croire que les spécialistes universitaires en sciences religieuses se désintéressent des comptes rendus des ex-membres hostiles. Toutes les études monographiques de niveau universitaire sur tel ou tel mouvement en tiennent compte. Mais elles les traitent avec circonspection et ne les considèrent pas comme source privilégiée et unique. En réalité, tout spécialiste a interviewé, pendant sa carrière, des dizaines ou des centaines d'ex-membres des nouveaux mouvements religieux, certains encore prêts à exprimer de la sympathie pour le mouvement qu'ils ont quitté, d'autres indifférents ou hostiles. Un des mythes les moins fondés qui sert de fond au conflit entre les récits en matière de nouveaux mouvements religieux est celui selon lequel les spécialistes universitaires en auraient une expérience "théorique", alors que les activistes anti-sectes en auraient un savoir "pratique" et finalement plus utile. Il n'en est rien. Les chercheurs universitaires - s'ils sont d'authentiques spécialistes de ce secteur - ont normalement interviewé des centaines de personnes soit parmi les membres soit parmi les ex-membres, et ont même passé quelque temps à l'intérieur des mouvements. Les informations des activistes anti-sectes, au contraire, proviennent presque exclusivement des ex-membres, des textes écrits (et parfois de quelque observation rapide, sous de fausses apparences, en général peu productive).

De ce point de vue l'expérience des spécialistes universitaires est beaucoup plus "pratique" que celle des activistes anti-sectes. Ces derniers objectent que l'observation participante ne sert à rien parce que les "sectes" ne font voir au spécialiste ingénu que ce qu'elles veulent. Des commentaires de ce genre ne peuvent être formulés que par ceux qui ne savent pas ce qu'est l'observation participante. Certes, il existe des secrets de nature criminelle à l'intérieur de mouvements religieux (et non religieux) que l'observateur sociologique ne découvre pas. D'habitude l'activiste anti-sectes ne les découvre pas non plus, et ils ne sont pas connus de l'ex-membre hostile de bas niveau. C'est le cas des activités de quelques dirigeants de la Aum Shinri-kyo japonaise relativement au trafic de drogue et d'armes chimiques. Si l'on fait exception de ces cas limites, le spécialiste qui passe des semaines ou des mois à fréquenter régulièrement un mouvement, en partage la vie et tisse un réseau de rapports personnels avec un certain nombre de membres (lesquels ne parlent pas nécessairement en termes positifs les uns des autres), finit par accumuler un nombre d'informations très vastes, et pas toutes favorables, sur le groupe qu'il observe. Citer un exemple personnel n'est sans doute pas de bon goût. Je me demande toutefois combien d'activistes anti-sectes connaissaient les pratiques de magie sexuelle de toute une série de groupes occultistes et satanistes avant de les avoir vues décrites dans mes volumes Il cappello del mago e Indagine sul satanismo. Ce sont des ouvrages dans lesquels ils puisent à pleines mains, en oubliant souvent de citer la source (31). Je me demande également combien de détracteurs de La Famille - mouvement connu un temps sous le nom des Enfants de Dieu - connaissaient la dynamique exacte des pratiques sexuelles les plus controversées et aberrantes qui avaient cours chez les Enfants de Dieu il y a quelques années en arrière, s'ils n'avaient pas lu les études de J. Gordon Melton. Ces mêmes détracteurs critiquent J. Gordon Melton pour sa confiance (d'ailleurs confirmée par des jugements de tribunaux dans le monde entier) dans les réels changements qui se sont produits ces dernières années au sein de La Famille. Ces exemples ne démontrent-ils pas que le spécialiste - lequel a, naturellement, ses limites - voit, dans l'observation participante, ce qu'il est capable de voir et non pas seulement ce que le mouvement veut qu'il voit ? Certes, l'observation participante n'est pas une méthode qui permet de tout découvrir sur un mouvement : une telle méthode n'existe tout simplement pas. Mais par l'observation participante on acquiert, sur une réalité déterminée, un savoir beaucoup plus "pratique" et complet que celui qui émerge d'une simple écoute des récits des ex-membres, ou de la simple lecture de sources écrites, bien que, par ailleurs, ces deux derniers éléments ne doivent pas être négligés.

d) Il y a, enfin, un quatrième pas qu'il est nécessaire d'accomplir pour éviter des équivoques dangereuses. La réalité existe. L'idéalisme et le relativisme sont des erreurs philosophiques qui se réfutent par elles-mêmes (32). La connaissance parfaite d'un phénomène complexe n'est pas accessible aux humains. Toutefois il est possible de construire des "modèles" ou des "figures" ou des "récits" qui ont un rapport plus ou moins acceptable d'analogie avec la réalité (33). L'analogie (non pas une prétendue correspondance "photographique") avec la réalité deviendra l'un des éléments pour évaluer le modèle, avec la fécondité scientifique, la capacité de clarifier et d'expliquer, la cohérence interne. Le relativiste a - de façon paradoxale - raison lorsqu'il dénonce le caractère fallacieux de la perspective naturalistique selon laquelle il existerait un récit "vrai", capable de photographier parfaitement la réalité et d'établir avec le réel un rapport d'identité (34). Le relativiste, toutefois, a tort lorsqu'il laisse entendre que tous les récits sont de même valeur. Le savoir humain et les exigences mêmes de la simple vie en commun entre humains se fondent sur la recherche continue de récits, modèles et figures qui expliquent et clarifient mieux le phénomène auquel ils se réfèrent et dont le rapport d'analogie avec le réel soit le moins loin possible de l'identité (qui, d'ailleurs, ne pourra jamais être rejointe).

Les récits ne naissent pas dans le vide : ce sont des constructions sociales continuellement négociées du point de vue culturel et, lato sensu, politique. La liberté face aux récits - laquelle enseigne à n'en prendre aucun pour argent comptant, même si le papier sur lequel il est imprimé semble digne de foi - constitue une grande richesse culturelle et un don authentique que l'on peut acquérir grâce à une bonne formation en sciences sociales. Pour que cette liberté se reflète et soit garantie même sur le plan objectif, il est nécessaire que les pouvoirs publics - les agences du gouvernement, la magistrature, les parlements - aient, sur le terrain très délicat des nouveaux mouvements religieux, une fonction de médiateurs entre les différents récits. Cette fonction est trahie - et la liberté, dans ce cas, se réduit à une larve ou à un fantôme - si une commission parlementaire, un ministre ou un tribunal décident de faire leur, en le présentant comme "vrai", un des récits qui se confrontent et s'opposent, et en ignorant les autres. C'est ce qui se passe lorsqu'une agence gouvernementale, un groupe de parlementaires ou une cour de justice reconstruisent la problématique des nouveaux mouvements religieux en général - ou d'un mouvement en particulier - en se servant exclusivement (parfois de façon ostentatoire) du récit élaboré par les milieux anti-sectes et par les ex-membres hostiles, en ignorant ainsi les autres récits, qui proviennent de spécialistes universitaires, des ex-membres non hostiles et de ceux qui restent dans les mouvements en se déclarant satisfaits (35). La situation se complique du fait que, parfois, certains hommes politiques - et certains journalistes - utilisent leur crédibilité pour soutenir le récit qu'ils ont choisi. Ils le perçoivent comme leur et agressent ceux qui ont des opinions différentes - en particulier les spécialistes académiques - avec des expressions qu'ils auraient honte d'utiliser dans une conversation normale entre amis, au nom de la simple bonne éducation. Crier, toutefois, ne résout pas les problèmes. Face à un conflit, la liberté n'est garantie que si les pouvoirs publics renoncent à épouser un des récits opposés, apprennent à les reconnaître comme tous culturellement conditionnés, et suivent leur fonction réellement politique, qui est de médiation. Dans la controverse sur les "sectes" la liberté devient un fantôme si les pouvoirs publics - face au conflit entre les récits - ne se posent pas comme arbitres, mais comme parties.

3. La liberté politique et le mythe de la manipulation mentale

Une troisième dimension de la liberté est menacée par les controverses en matière de "sectes". Il s'agit de la liberté comme immunité de l'intervention de l'Etat dans tous les secteurs dans lesquels cette intervention n'est pas indispensable, sur la base du principe de subsidiarité. Ce principe n'est pas seulement l'un des pivots de la doctrine sociale chrétienne, mais il est aussi rappelé par le droit communautaire européen. Alors que l'on déclame en faveur de la liberté dans l'abstrait, les libertés concrètes sont menacées par la tendance de l'Etat moderne à l'étatisme et au sans-gêne, tendance qui semble inscrite dans son code génétique. Si l'on ne surveille pas de façon suffisante ce sans-gêne, il existe un risque que l'Etat moderne multiplie l'arsenal des armes pouvant violer le principe de subsidiarité et pénétrer dans la sphère des libertés des individus et des associations. Quelques-unes de ces armes - par exemple la pression fiscale excessive et vexatoire qui devient persécution fiscale, et l'activisme incontrôlé des appareils judiciaires - sont assez connues et objet d'un débat animé, particulièrement en Italie. Il semble aujourd'hui qu'en agitant la problématique des "sectes" l'Etat moderne se soit doté d'une arme encore plus dangereuse, si c'est possible. Il s'agit du droit, que certains Etats voudraient s'attribuer, d'examiner si l'adhésion à une réalité associative déterminée est libre et raisonnable, ou si déraisonnable qu'elle fasse soupçonner la présence d'une forme de manipulation mentale. Dans le deuxième cas, la réalité associative en question est définie comme une "secte", religieuse ou non (en effet on parle plus souvent de "sectes" politiques, économiques, etc.). Comme "secte", on déclare qu'elle doit être soumise à toute une série de vexations administratives car elle est "dangereuse". Dans un premier temps on parlait de "lavage de cerveau". Dans un second temps - après que cette étiquette eut été critiquée et même ridiculisée par la psychiatrie universitaire - sont nées les théories du lavage de cerveau dites "de seconde génération". Elles abandonnent l'étiquette controversée et la métaphore des cerveaux lavés, mais maintiennent la même substance que les théories précédentes (36).

Dans les théories du lavage de cerveau de "seconde génération", la notion de "séduction" est très large. Selon un psychiatre cité par le rapport parlementaire français et à qui l'on a demandé de faire partie de l'Observatoire qui devrait surveiller les "sectes" en France, il suffit que l'on se trouve en présence de techniques qui favorisent un "processus d'identification entre le recruteur et le recruté". Dans cette catégorie rentreraient les techniques mises en action par les "jeunes évangélistes Mormons, aux cheveux coupés ras, à l'éternel blazer bleu marine et à la cravate club discrète"(37).

Il est opportun de faire deux observations sur les théories du lavage de cerveau - de première ou de seconde génération. La première est que ces théories - encore défendues par quelques psychiatres de province se donnant des airs de grands experts de "sectes" en Italie, en Allemagne et en France - sont totalement récusées par la psychiatrie et la psychologie universitaires. En 1987, la fraction (très minoritaire) de la profession psychiatrique américaine, favorable aux théories de "lavage de cerveau", de "manipulation mentale" ou de "persuasion coercitive" appliquées aux nouveaux mouvements religieux, demanda à l'American Psychological Association (APA) - probablement l'organisation professionnelle la plus influente au monde dans ce secteur - que soit formé un comité ad hoc qui se prononcerait sur la valeur scientifique de ces théories. Le comité, appelé DIMPAC (Deceptive and Indirect Methods of Persuasion and Control, "[Comité sur] les méthodes trompeuses et indirectes de persuasion et de contrôle"), était présidé par Margaret Singer, la psychiatre la plus active dans le mouvement anti-sectes aux Etats-Unis. En mai 1987, les conclusions du comité DIMPAC furent soumises au Board of Social and Ethical Responsability for Psychology (Bureau pour la responsabilité sociale et éthique de la psychologie) de l'APA qui les fit examiner aussi par des "réviseurs" externes neutres. Le 11 mai 1987, le Board de l'APA écrivit au comité DIMPAC en déclarant que son rapport, et plus généralement les théories de manipulation mentale ou de lavage de cerveau, de première ou de seconde génération, appliqués aux nouveaux mouvements religieux, manquaient de "rigueur scientifique" et de "méthode critique". En aucun cas ils ne doivent être présentés comme "scientifiques", et surtout pas auprès des tribunaux (38). La décision de l'APA de 1987 a eu un effet décisif et salutaire aux Etats-Unis. Par la suite les théories de première ou de seconde génération sur le lavage de cerveau et sur la manipulation mentale ont été systématiquement exclues de l'examen des tribunaux américains dans les affaires concernant les nouveaux mouvements religieux. Les tentatives successives de Margaret Singer et de l'un de ses collègues d'intenter des procès à l'APA, à d'autres associations professionnelles et à des spécialistes individuels afin de renverser un verdict scientifique n'eurent aucun succès. Il devrait donc être clair - malheureusement ce n'est pas le cas en Europe - que les théories de lavage de cerveau, de manipulation mentale, de persuasion coercitive, de "déstabilisation mentale" (terme favori du rapport parlementaire français) et autres appellations ne sont pas scientifiques. Elles font partie de ce rejected knowledge, de ce "savoir refusé" par la communauté scientifique dont certains peuvent se servir dans des buts à caractère politique.

Tout ceci ne signifie pas - naturellement - que la propagande des nouveaux mouvements religieux soit toujours correcte, pacifique et linéaire. Souvent elle est violente, dénigrante à l'égard d'autres expériences religieuses, et même trompeuse, dans le sens qu'elle comprend de véritables mensonges. Mais, depuis que la publicité moderne existe, les techniques publicitaires et les mensonges - même sophistiqués et astucieux - avancent ensemble dans l'histoire des coutumes occidentales, et pas seulement dans le domaine religieux. Dans tous les domaines - religieux compris - on peut prendre des mesures pour la protection du consommateur (dont la meilleure serait l'éducation de ce dernier afin qu'il puisse effectuer des choix en étant informé). La publicité mensongère ou incorrecte reste toutefois bien différente d'une technique prétendument "magique" et irrésistible de manipulation mentale. Ces théories ressortent davantage de la véritable superstition ou de la croyance dans le mauvais oeil.

Le lavage de cerveau et la manipulation mentale ont deux caractéristiques fondamentales. La première est qu'ils n'existent pas. La seconde est que n'importe qui peut être accusé de les utiliser, de la même façon qu'il peut être reproché à quiconque de se servir d'une arme inexistante et invisible. Face à n'importe quelle croyance, mouvement, association, on trouvera toujours quelque individu prêt à soutenir qu'il s'agit de réalités tellement aberrantes et déraisonnables que seules des techniques raffinées de manipulation mentale peuvent convaincre d'y adhérer. Il ne sera certainement pas difficile de trouver quelque représentant marginal de la profession psychiatrique prêt à traduire ces accusations en un jargon pseudo-scientifique. On trouvera toujours également quelque activiste politique pour traduire tout ce jargon différemment, en affirmant que l'on se trouve face à des groupes "totalitaires" qui, par la manipulation mentale, violent la liberté des personnes et les "droits humains". Soutenues par les témoignages de quelques ex-membres hostiles pour lesquels la manipulation mentale est une explication commode à leur adhésion passée, de telles accusations peuvent être littéralement lancées contre n'importe qui. Les nouveaux mouvements religieux ne sont pas les seuls impliqués, qu'ils soient nés dans notre siècle comme l'Eglise de l'Unification ou au siècle passé comme les Témoins de Jéhovah. Il s'agit le plus souvent de mouvements et de réalités qui naissent dans le cadre de religions plus anciennes. Rien qu'en 1996 ont été attaqués en tant que "sectes" s'adonnant à la "manipulation" ou à la "déstabilisation" mentales - pour taire de nombreuses réalités du monde protestant - l'Opus Dei (dans le sillage d'une campagne qui a des origines antiques), l'Oeuvre en Belgique, diverses communautés nées dans le cadre du Renouveau charismatique en France, le Mouvement du Focolare, les Néocatéchumenaux, Communion et Libération et les soeurs de mère Theresa de Calcutta (39). Le dernier exemple -traité dans un livre bâti, comme toujours, à partir de témoignages d'"ex"- est particulièrement révélateur. Si les soeurs de mère Theresa, unanimement respectées, toutes croyances et opinions confondues, ne sont pas à l'abri de ces accusations, alors personne ne peut l'être. Le papier de tournesol de la manipulation mentale - ou de quelque façon que l'on veuille l'appeler - est truqué. Il donne toujours la même réponse : n'importe quelle réalité est une "secte". Tout dépend de celui qui tient le papier de tournesol, de qui veut frapper, où vont les sympathies et les antipathies. Le bâton de la lutte contre la "manipulation mentale" - ou tout autre nom "de seconde génération" que l'on préfère donner au "lavage de cerveau" - peut tomber sur la tête de n'importe qui : même de ceux qui aujourd'hui applaudissent celui qui frappe. Si le bâton est laissé à l'Etat moderne - envahissant par nature, comme nous l'avons déjà dit -, les dangers pour la liberté deviendront intolérables. Il s'agit - réellement - d'une arme trop mortelle pour être laissée en circulation; on doit, le plus rapidement possible, l'arracher des mains de quiconque est tenté de s'en servir. Certes l'Etat a le droit de punir les malfaiteurs, même ceux - et ils ne manquent pas - qui ont élu domicile à l'intérieur d'un mouvement religieux, ancien ou nouveau. Mais pour les frapper il existe d'autres instruments. La théorie de la manipulation mentale est un bâton qui, de par sa nature même, a tendance à frapper au hasard, coupable ou innocent, et c'est une arme dangereuse quelle que soit la personne qui la tient.

La mentalité et les organisations anti-sectes sont fort éloignées d'une critique fondée sur les raisons doctrinales et théologiques des thèses des nouveaux mouvements religieux, que, personnellement - en tant que catholique - je partage, mais j'augure et j'encourage. Les campagnes anti-sectes semblent être un prétexte à la réduction des déjà très fragiles libertés individuelles et associatives. Lorsque la liberté est en danger, personne n'a le droit de se taire, même en évoquant des valeurs aussi appréciables que la neutralité académique et le devoir des universitaires de ne pas se transformer en militants.

La liberté devient un fantôme lorsque la liberté religieuse n'est reconnue que dans les limites de l'ordre public conçu comme ensemble des lois en vigueur. Il s'agit au contraire de juger les lois en vigueur - en les qualifiant de justes ou d'injustes - selon leur capacité à respecter la liberté religieuse. Cette dernière a une valeur supérieure au simple ordre public et ne trouve ses limites que dans les exigences fondamentales du bien moral objectif et commun. La liberté devient un fantôme lorsque, dans le conflit entre les récits concernant les mouvements religieux anciens et nouveaux, les autorités publiques décident de faire leurs les récits de type hostile. Elles deviennent parties plutôt qu'arbitres, renoncent à jouer le rôle de médiateur entre les récits qui s'opposent, prennent - ou affirment prendre - pour argent comptant les versions des milieux anti-sectes ou des ex-membres hostiles. La liberté se réduit à un fantôme si un pouvoir d'Etat adopte les théories du lavage de cerveau ou de la manipulation mentale, en se dotant ainsi d'un bâton truqué qui permet de frapper n'importe quelle réalité associative désagréable aux puissants du moment.

Nous ne vivons pas une époque quelconque de l'histoire. Nous vivons un moment crucial et difficile, dans lequel chacun est appelé à assumer ses responsabilités - même si l'on doit devenir impopulaire, et avant tout face à ses propres amis. Et c'est précisément sur cette question des "sectes" que, dernièrement, émerge la différence entre celui qui aime vraiment la liberté et celui qui se contente de son fantôme.


NOTES

(1) Cf. J. Gordon Melton, "Historique des associations modernes anti-sectes aux Etats-Unis", communication au colloque Les Controverses en matière de "sectes" ou nouveaux mouvements religieux : un regard sur les mouvements anti-sectes, organisé par le CESNUR-France à l'Université de la Sorbonne, Paris, 17 septembre 1996.

(2) Assemblée nationale, Rapport fait au nom de la commission d'enquête sur les sectes (document n 2468) : Les Sectes en France - Président : M. Alain Gest, Rapporteur : M. Jacques Guyard, député, Les documents d'information de l'Assemblée nationale, Paris, 1996. Pour une critique cf. Massimo Introvigne - J. Gordon Melton (dir.), Pour en finir avec les sectes. Le débat sur le rapport de la commission parlementaire, 3e éd., Dervy, Paris, 1996 ; M. Introvigne, "Sette"e"diritto di persecuzione": le ragioni di una controversia, dans Giovanni Cantoni, Massimo Introvigne, Libertà religiosa, "sette" e "diritto di persecuzione". Con appendici, Cristianità, Piacenza, 1996, pp. 59-116.

(3) John R. Hall, Gone from the Promised Land. Jonestown in American Cultural History, Transaction Books, New Brunswick (New Jersey)-Oxford, 1987, pp. 26-27.


(4) Ibid., p. 100.


(5) Ibid., p .144. Cf. sur ce point également mon Idee che uccidono. Jonestown, Waco, il Tempio Solare, Mimep-Docete, Pessano, Milan, 1995, pp. 17-36.


(6) Cf. ibid., pp. 63-107 et Jean-François Mayer, Les Mythes du Temple Solaire, Georg, Genève, 1996.


(7) Cf. mon Mille e non più mille. Millenarismo e nuove religioni alle soglie del Duemila, Gribaudi, Milan, 1995, pp. 184-200 ; et Susumu Shimazono, In the Wake of Aum : The Formation and Transformation of a Universe of Belief, dans Japanese Journal of Religious Studies, vol. 22, n 3-4 (automne 1995), pp. 381-414.


(8) Sur les mouvements anti-sectes, d'origine laïciste, à ne pas confondre avec la critique des nouveaux mouvements religieux qui part d'une prospective chrétienne, catholique ou protestante, cf. mon Il sacro postmoderno. Chiesa, relativismo e nuova religiosità, Gribaudi, Milan, 1996, pp. 141-193.


(9) Dans certains cas - comme dans ceux des Dévots de Krishna ou de la Soka Gakkai - l'expression "nouveaux mouvements religieux" est inadaptée, parce qu'il s'agit de groupes, peut-être nouveaux, mais nés sur la base de formes antiques et traditionnelles, respectivement, de l'hinduisme et du bouddhisme. Il serait donc plus précis de parler simplement, lorsque ces groupes se présentent en Occident, de "minorités religieuses".


(10) On note, d'ailleurs, que les religions précolombiennes fondées sur le sacrifice humain étaient certainement, justement, des religions, par consensus manifeste des historiens. Cette observation devrait aider à comprendre comment l'effort de déterminer s'il s'agit "vraiment" de religions et non au contraire de "pseudo-religions" est nominalistique et inutile dans le cas des nouveaux mouvements religieux controversés. Une organisation peut être de type non religieux et en même temps de bon mérite (comme la Croix-Rouge), de la même façon qu'une religion (par exemple fondée sur le sacrifice humain) peut être contraire à la morale ou au droit naturel, aberrante et nocive, sans pour cela cesser d'être une religion.


(11) Assemblée nationale, doc. cit., p. 13. Plus brutalement, un militant parmi les plus connus dans le milieu anti-sectes français, nommé parmi les membres de l'"Observatoire" gouvernemental en 1996, pense qu'"il n'existe pas en réalité de véritable pratique religieuse si celle-ci ne s'insert pas dans, et ne respecte pas, le cadre légal de la société dans laquelle elle s'exprime" (Jean-Marie Abgrall, La Mécanique des sectes, Payot, Paris, 1996, p. 17). On devrait en conclure que, par exemple, la célébration de la Messe catholique en Albanie communiste - où elle était sévèrement interdite par le "cadre légal" en vigueur - n'était pas une "véritable pratique religieuse" (mais "pseudo-religieuse" ou "sectaire").


(12) Il ne serait pas suffisant d'observer que Néron, Staline et Hitler étaient à la tête de régimes non démocratiques, alors que ce qu'aujourd'hui on invoque est un "ordre public"conçu comme un ensemble de lois en vigueur en régime de démocratie. La démocratie, en soi, ne garantit pas que toutes les lois soient justes et respectueuses des libertés fondamentales. Jean-Paul II a affirmé dans un important discours en 1996: "D'un côté le progrès des libertés démocratiques a conduit à une nouvelle affirmation des droits humains, codifiés dans d'importantes déclarations et accords internationaux : de l'autre, lorsque la liberté est étrangère aux principes moraux qui gouvernent la justice et révèlent ce qu'est le bien commun, la démocratie même est minée et devient l'instrument par lequel les forts imposent leur volonté aux faibles, comme nous le voyons arriver toujours davantage autour de nous" (Discours aux représentants des Organisations non gouvernementales et des Agences internationales, à Rome en concomitance avec le sommet de la FAO, du 12 novembre 1996, dans l'Osservatore Romano, 13 novembre1996, n 3).


(13) Catéchisme de l'Eglise Catholique, n 2109.


(14) Ibid.


(15) Ibid.


(16) Sherbert v. Verner, 374 U.S. 398 (1963).


(17) Wisconsin v. Yoder, 406 U.S. 209, 215 (1972).


(18) Employment Division v. Smith, 474 U.S. 872 (1990).


(19) Cf. Vincenzo Cesareo et al., La religiosità in Italia, Mondadori, Milan, 1995, p. 324.


(20) Cf. Luigi Berzano, Massimo Introvigne, La sfida infinita. La nuova religiosità nella Sicilia centrale, Sciascia, Caltanissetta-Roma, 1994, pp. 87-97.


(21) Peter Novick, That Noble Dream. The "Objectivity Question" and the American Historical Profession, Cambridge University Press, Cambridge, 1988.


(22) Arthur Conan Doyle, The Adventure of the Sussex Vampire, dans Id., The Case-Book of Sherlock Holmes, Murray, Londres, 1927, pp. 100-127.


(23) Cf. M. Introvigne, J.G. Melton (dir.), op. cit.


(24) Tribunal de grande instance de Lyon, jugement du 22 novembre 1996.


(25) Ibid., p. 21.


(26) Ibid., p. 20.


(27) En ce qui me concerne, j'ai adressé au président du tribunal de Lyon et à la presse, au moment de mon témoignage, une lettre - dont j'ai lu les passages marquants au cours du témoignage lui-même - dans laquelle, après avoir exprimé mon amertume parce que "la pratique française ne permet pas aux spécialistes universitaires de paraître devant les tribunaux, comme c'est le cas dans d'autres pays, comme amici curiae, c'est-à-dire comme témoins indépendants des parties", et avoir précisé me considérer "en tout cas un témoin de ce type", "témoin sur la Scientologie et non pas pour la Scientologie", j'ajoutais que "comme spécialiste chrétien, je considérais la cosmologie fondamentale de l'Eglise de Scientologie comme incompatible avec celle de la Bible". Je soulignais aussi que "les enseignements de l'Eglise catholique et de l'Eglise de Scientologie sont en contradiction entre eux sur plusieurs points fondamentaux" (lettre du 4 octobre 1996).


(28) David G. Bromley, Anson D. Shupe, Organized Opposition to New Religious Movements, in The Handbook of Cults and Sects in America, JAI Press, Greenwich (Connecticut), 1993, pp. 177-198 (pp. 194-195).


(29) Ibid., p. 194.


(30) "Le membre déçu et l'apostat, en particulier, sont des informateurs dont les preuves doivent être utilisées avec prudence. L'apostat a généralement besoin de se justifier. Il cherche à reconstruire son passé, à excuser ses affiliations précédentes et à blâmer ceux qui étaient ses collègues les plus proches. Il n'est donc pas rare qu'il apprenne à se fabriquer une `histoire atroce' pour expliquer comment - par la manipulation, la tromperie, la coercition ou les fraudes - il a d'abord été conduit à adhérer, puis on l'a empêché d'abandonner une organisation qu'aujourd'hui il désapprouve et condamne. Les apostats, dont les récits sont publiés dans un contexte sensationnel par la presse, cherchent parfois à tirer profit de leurs expériences en vendant leurs récits aux journaux ou en publiant des livres (souvent écrits par des `nègres')" (Bryan Wilson, The Social Dimensions of Sectarianism, Clarendon Press, Oxford, 1990, p. 19).


(31) Cf. mes Il cappello del Mago. I nuovi movimenti magici dallo spiritismo al satanismo, SugarCo, Milan, 1990 ; Indagine sul satanismo. Satanisti e anti-satanisti dal Seicento ai nostri giorni, Mondadori, Milan, 1994 - tr. fr.: Enquête sur le satanisme. Satanistes et antisatanistes du XVIIe siècle à nos jours, Dervy, Paris 1997.


(32) Cf. pour une première approche Arturo Damn Arnal, Falacias filosoficas, Minos, Mexique, 1991, pp. 49-50. Cf. aussi Giovanni Cantoni, Relativismo, realismo e verità, dans Adveniat Regnum. Rivista di studi cattolici, 4, n 3-4, hiver 1966-1967, pp. 45-52.


(33) Cf. sur ce point les observations d'Enrico Di Robilant, Modelli nella filosofia del diritto, Il Mulino, Bologne, 1968.


(34) Le récit parfait peut exister pour le croyant mais il appartient à la théologie : c'est la façon dont Dieu voit éternellement le royaume qu'il a créé.


(35) Le caractère ostentatoire de la préférence pour les récits qui proviennent des milieux anti-sectes est, par exemple, évident dans un opuscule publié par le ministère fédéral allemand de la Famille sur l'Eglise de l'Unification : Die Mun-Bewegung, Herausgegeben im Aufrag des Bundesministerium für Familie, Senioren, Frauen und Jugend von Bundersverwaltungsamt, Cologne, 1996; de meilleure qualité sans doute, plus problématique - mais toujours un peu déséquilibré dans le choix des récits - l'opuscule du ministère autrichien de la Jeunesse et de la Famille : Sekten, Wissen schützt !, Bundesministerium für Jugend und Familie, Vienne, 1996. Ces opuscules fournissent même les adresses des mouvements anti-sectes, avec ceux des organismes pastoraux catholiques et protestants qui mènent une activité apologétique et polémique à l'égard des "sectes".


(36) Cf. James T. Richardson, Une critique des accusations de "lavage de cerveau" portées à l'encontre des nouveaux mouvements religieux : questions d'éthique et de preuve, dans M. Introvigne, J.G. Melton (dir.), op. cit., pp. 85-97 (vaste bibliographie). De façon plus grossière, comme à son habitude - mais aussi, plus sincère - que des autres, le docteur Jean-Marie Abgrall nous informe que "la manipulation mentale - ou conditionnement psychique, ou encore lavage de cerveau (en anglais brainwashing) - est la base de l'endoctrinement sectaire" (op. cit., p. 20). L'utilisation des particules "ou... ou encore" montre clairement qu'il s'agit de synonymes et que l'utilisation de l'une ou de l'autre expression répond à de simples stratégies de communication.


(37) Déclaration du docteur Jean-Marie Abgrall, citée dans Assemblée nationale, doc. cit., p. 43.


(38) Board of Social and Ethical Responsibility for Psychology, American Psychological Association, memo au comité DIMPAC, 11 mai 1987. Cf. Dick Anthony, Thomas Robbins, Law, Social Science and the "Brainwashing" Exception to the First Amendment, in Behavioral Sciences and the Law, vol. 10, 1992, pp. 5-29 ; J. Gordon Melton, The Modern Anti-Cult Movement in Historical Perspective, The Institute for the Study of American Religion, Santa Barbara, 1995.


(39) Sur les attaques contre l'Opus Dei cf. mon Il sacro postmoderno. Chiesa, relativismo e nuova religiosità, cit., pp. 157-177. Sur les communautés françaises nées du Renouveau dans l'Esprit cf. Thierry Baffoy, Antoine Delestre, Jean- Paul Sauzet, Les Naufragés de l'Esprit. Des sectes dans l'Eglise catholique, Seuil, Paris, 1966 (pour une critique cf. mon I naufraghi del buon senso, in Cristianità, anno XXIV, n 254-255, juin-juillet 1996, pp. 13-15). Sur le Mouvement du Focolare, les Néocatéchumenaux, Communion et Libération, cf. Gordon Urquhart, The Pope's Armada, Bantam Press, Londres, 1995 (trad. ital., Le armate del Papa. Focolarini, Neocatecumenali, Comunione e Liberazione. I segreti delle misteriose e potenti nuove sette cattoliche, Ponte alle Grazie, Florence, 1996). Sur les soeurs de mère Theresa, cf. Christopher Hitchens, The Missionary Position, Mother Theresa in Theory and Practice, Verso, New York-Londre, 1995. Pour une critique de ces derniers ouvrages, cf. mon Ma il cattolico non va alla setta , dans le quotidien catholique italien Avvenire, 2 janvier 1997.


[Home Page] [Cos'è il CESNUR] [Biblioteca del CESNUR] [Testi e documenti] [Libri] [Convegni]

[Home Page] [About CESNUR] [CESNUR Library] [Texts & Documents] [Book Reviews] [Conferences]

 

Web design by MoreOrLess