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L'interprétation des sociétés secrétes chinoises entre paradigme ésotérique, politique et criminologie

Massimo Introvigne
Communication à la XXVIIème Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turin, 22 juillet 2003

imgEn 1993 déjà, David Ownby affirmait que la bibliographie sur les sociétés secrètes chinoises était tellement importante qu’elle était devenue « oppressive » (Ownby 1993, 3.) Depuis 1993, plusieurs ouvrages importants y ont été rajoutés. Historiens et sociologues, pourtant, n’ont pas trouvé un accord sur l’interprétation de ce phénomène. Nous commencerons ici par résumer les points historiques et sociologiques sur lesquels un certain accord semble se manifester, pour examiner dans une deuxième partie les interprétations les plus importantes et les controverses y relatives, avant de proposer des éléments pour une nouvelle interprétation possible. Nos sources comprennent ici la littérature publiée au 19e et 20e siècles en anglais et français ; des documents de justice et de police, y compris des arrêts récents de tribunaux italiens ; des interviews avec des fonctionnaires de police dans plusieurs pays, y compris les Etats-Unis, la Chine, Singapour, et l’Italie. Même si des dizaines de sociétés secrètes ont vu le jour en Chine à partir du 18e siècle, nous nous limitons ici à la plus connue, la Tiandihui ou Société du Ciel et de la Terre, elle-même d’ailleurs divisée en plusieurs branches plus ou moins indépendantes.

Tiandihui et société : quelques éléments historiques

Les historiens de la Chine s’accordent aujourd’hui pour reconnaître que les « sociétés secrètes », et la Tiandihui en particulier, appartiennent – ou bien, représentent l’évolution – d’un type de « société fraternelle » bien présent en Chine à partir au moins du 7e siècle. Ces sociétés, sous les noms hui et she, ont une grande importance dans les villages, et y sont reconnues comme partie tout à fait légitime de l’organisation sociale. Si au Moyen Age l’on trouve souvent des sociétés religieuses, à partir du 16e siècle les sociétés villageoises les plus importantes s’occupent de funérailles. Comme celles-ci coûtent assez chers, les membres des « sociétés de funérailles » (que nous trouvons d’ailleurs déjà au 7e siècle) versent une cotisation à une caisse commune qui permet ensuite de payer les frais pour les funérailles de chaque membre à sa mort. Moins largement diffusées, les sociétés de mariages ont une fonction similaire. L’élément commun, qu’il s’agisse de funérailles ou de mariages, est ici la constitution d’une caisse commune, ce qui permet la constitution des yinqian yaohui ou sociétés de crédit mutuel, très importantes chez la paysannerie chinoise à partir du 18e siècle. Toutes ces sociétés ont presque toujours aussi une fonction rituelle et religieuse, dans une culture où séparer religion et société n’est d’ailleurs jamais facile. Mais tout cela reste à l’intérieur de l’organisation villageoise traditionnelle : même si l’autorité impériale s’inquiète parfois des dépenses excessives des paysans pour ces sociétés, elles demeurent à l’intérieur de la structure sociale du village et n’en mettent pas en question les autorités.

Les « sociétés secrètes » du 18e siècle, en revanche, sont considérées presque immédiatement comme quelque chose de dangereux et qui entraîne un risque de contestation de l’ordre social villageois. On leur attribue, à tort ou (souvent) à raison, la pratique du « serment du sang » (ou « initiation du sang »), c’est à dire un serment consacré pour le sacrifice d’un animal dont le sang est ensuite bu: une pratique qui n’était pas inconnue en Chine mais qui était plus souvent associée à des mouvements politiques insurrectionnels ou à des bandes de criminels ou de pirates, plutôt qu’à des paisibles associations de paysans.

Qu’était-il arrivé ? D’après plusieurs historiens, au 18e siècle se produit en Chine une situation similaire à celle du 19e siècle américain. Des nouvelles formes d’économie et la colonisation de terres nouvelles dans le Sud-Est de la Chine, et encore plus à Taiwan, produisent une « culture de la frontière » et même une « culture de célibataires », dans ce sens qu’ils étaient surtout des jeunes mâles à se lancer dans l’aventure souvent dangereuse de l’émigration, suivis par très peu de femmes. Les autorités avaient beaucoup de mal à faire respecter la loi dans cette « frontière », surtout à Taiwan, et les révoltes étaient très fréquentes. C’est à l’occasion d’une de celles-ci, la révolte de Lin Shuangwen (1787-1788) que les autorités impériales Qing « découvrent » la Tiandihui comme problème majeur. L’enquête sur la révolte montre en effet que Lin Shuangwen était un membre de cette société, qui avait été importée à Taiwan par un colporteur de tissus provenant de la région du Fujian appelé Yan Yan. A Taiwan la Tiandihui, présentée par Yan Yan comme société qui s’occupait de funérailles et mariages, mais aussi de protection des membres dans un milieu dangereux, sans négliger des activités de petite criminalité, avait trouvé un terrain fertile chez des gens déjà engagés dans des vendettas entre familles et entre immigrés provenant de régions diverses. Une branche de la société s’était, semble-t-il, implantée en 1786 sous le nom de « Société pour l’avancement des frères cadets » (également Tiandihui en chinois) à partir d’une question locale sur les droits des frères mineurs niés par les majeurs.

L’enquête, d’ailleurs très sévère, des autorités Qing leur montre que la Tiandihui n’était pas née à l’occasion de la révolte de Lin Shuangwen. Les inculpés leur révèlent des histoires assez bizarres sur une société qui serait née en 1761 à Gaoxi (Fujian) avec un groupe d’anciens émigrés fujianais au Sichuan qui étaient revenus à leur pays d’origine, dirigés par un moine appelé Wan Tixi. S’il se trouve des historiens pour penser que ce Wan Tixi était un personnage historique, il est moins clair si les dirigeants d’autres révoltes anti-impériales du 18e siècle, tels Lu Mao et Li Amin, faisaient aussi partie des premiers membres de la Tiandihui. Bien que la révolte de Lin Shuangwen ne soit pas que politique (le souhait d’une criminalité locale de ne pas être trop inquiétée par les autorités y jouant également un rôle important), les autorités Qing lancent une répression massive et féroce, qui en effet favorise la diffusion de la Tiandihui (dont les membres prennent le nom Hong, « rouge », nom de famille commun et référé à une couleur sacrée) à l’extérieur du Sud-Est et de Taiwan, dans la Chine entière et dans les colonies chinoises de l’Asie du Sud-Est, où beaucoup de membres persécutés cherchent leur refuge.

Peu à peu, les autorités impériales Qing découvrent une histoire des origines de la Tiandihui qui finit de les persuader qu’il s’agit bien d’un complot politique. Cette histoire remonte à la fin de la dynastie « chinoise de souche » Ming (1644) et à son remplacement par la dynastie « étrangère » (Manchou) Qing. Une concubine impériale appelée Li (« pêche », fruit sacré dans plusieurs traditions chinoises) aurait eu un fils dans le temple de Gaoxi, Xiao Zhu (le « jeune seigneur », mais Zhu est aussi le nom de famille des empereurs Ming.) Les cinq fondateurs de la Tiandihui auraient été en même temps des moines en fuite du monastère de Shaolin après la « trahison » de ce monastère par les Qing (que les moines de Shaolin, experts d’arts martiaux, auraient tout d’abord aidé à résister à une invasion étrangère) et les fils du « jeune seigneur » Zhu. Au debout du 19e siècle, la police impériale découvre des rituels où des symboles Ming font souvent leur apparition, avec la devise fan Qing fu Ming (« renverser les Qing, restaurer les Ming »), et le mot de passe muli doushi zhi tianxia, qui peut être interprété de façons diverses mais qui peut bien signifier « les Zhus [c’est à dire les Ming] régneront sur tout ce qui est sous le ciel » (ter Haar 2000.) Les autorités cherchent alors à identifier des lieux précis et des personnes physiques confirmant cette histoire subversive, sans s’apercevoir que dans le mythe d’origine de la Tiandihui ces références sont avant tout symboliques.

Le rituel de la Tiandihui ne sera connu qu’au 19e siècle, surtout grâce à des policiers anglais et néerlandais à Singapour et en Indonésie, mais il est sans doute d’origine plus ancienne. Ses éléments essentiels sont le rappel du mythe d’origine, le serment du sang, l’initiation avec communication de mots et signes de passe, le rappel des peines qui attendent les traîtres et des références à un « abri », la « Cité des Saules », dont on montre un plan à l’initié. Dans plusieurs versions de la cérémonie, on lui donne aussi un « certificat » qui a en même temps un rôle quasiment magique de protection de l’initié. Ce certificat a son importance, car il se réfère à deux éléments qui joueront un rôle de plus en plus important dans la société : la protection (Yan Yan déjà aurait promis aux premiers membres taiwanais qu’il suffirait de montrer le certificat aux bandits si répandus à Taiwan pour leur échapper) et des activités économiques douteuses (la Tiandihui sera bientôt accusée de vendre des certificats pour des chiffres exorbitants à des paysans plutôt simples.)

D’ici à des activités criminelles il n’y a qu’un pas. Bien entendu, un procès classique d’amplification de la déviance explique en partie ces développements. D’un côté, c’est parce que l’autorité impériale sévit même contre des branches de la Tiandihui plus ou moins inoffensives qu’elles rentrent dans la clandestinité et s’adonnent de plus en plus à des activités criminelles. A Singapour les autorités anglaises gouvernent longuement la communauté chinoise par sociétés secrètes interposées. Ce n’est quand ils trouvent leur pouvoir désormais excessif (« un empire à l’intérieur de l’Empire ») qu’ils interdisent les sociétés secrètes, en théorie en 1869 avec la Dangerous Societies Suppression Ordinance (Loi sur la suppression des sociétés dangereuses) qui reste largement sur le papier, et en pratique à partir de 1890. Mais il est aussi vrai que, avec la Tiandihui, les anglais avaient toléré une activité de gestion privée de la prostitution et du jeu de hasard, et même des activités de racket, et que bien avant la répression Qing la société s’adonnait à des activités criminelles à Taiwan et ailleurs.

A partir de la fin du 19e siècle l’activité de la Tiandihui est illégale presque partout dans le monde. Elle n’en est pas moins répandue partout où il y a une émigration chinoise (qui en plus vient souvent en majorité de la Chine du Sud-Est), y compris aux Etats-Unis. La Tiandihui (plus connue comme « les triades », nom dont l’origine est controversée mais qui fait probablement avant tout référence à l’union de la Terre, du Ciel et de l’homme) et des autres « sociétés secrètes » chinoises s’occupent surtout de prostitution, racket, jeu de hasard, drogues. Mais le rituel demeure important, surtout en Asie du Sud-Est, au moins jusqu’à 1950, et l’on en trouve des traces même aujourd’hui, alors que les sociétés secrètes se montrent comme problème criminel dans les nouvelles régions d’immigration chinoise, y compris l’Italie (où les tribunaux ont appliqué aux « triades » des lois conçues contre la mafia.)

Un problème demeure. Pourquoi plusieurs milliers de chinois ont risqué la répression féroce des autorités impériales pour se faire initier à la Tiandihui, alors que, somme tout, ils auraient pu devenir membres d’autres sociétés fraternelles (et même criminelles) qui à première vue garantissaient des avantages similaires, sans s’exposer automatiquement à la peine capitale réservée aux membres des « sociétés secrètes » considérées comme anti-Qing ? Et est-ce que cette question peut expliquer comment et pourquoi la Tiandihui est devenue, de ce qui était à ses origines, une grande société criminelle internationale ? Mais, « aux origines », la Tiandihui c’était quoi, au juste ? 

Cinq interprétations

La police Qing n’a pas vraiment cherché à « interpréter » la Tiandihui, et les gendarmes impériaux ne s’intéressaient pas beaucoup à des questions d’origine et de rituel. Il en va tout autrement pour les fonctionnaires anglais, français et néerlandais qui ont rencontré les sociétés secrètes partout où ils exerçaient leur pouvoir colonial sur des communautés chinoises en Asie du Sud-Est (presque tous leurs ouvrages sont réunis dans les six volumes dirigés par Bolton et Hutton 2000.) C’est à eux qui nous devons la collection et la publication des rituels, avec un intérêt qui n’était pas que policier, et qui explique aussi les grandes collections privées de drapeaux, bannières, certificats et autres ornements des « loges » de la Tiandihui, que l’ont peut voir aujourd’hui dans des musées, surtout à Singapour (Lim 1999 ; Lim 2002.) En effet, plusieurs de ces fonctionnaires sont francs-maçons, et tous connaissent bien la franc-maçonnerie européenne. Parfois, ils ont même une certaine sympathie pour la Tiandihui, qu’ils interprètent d’après un paradigme de la « société secrète » élaboré à partir de la franc-maçonnerie. Ces auteurs pensent que la franc-maçonnerie et la Tiandihui (qu’ils appellent parfois « maçonnerie chinoise ») ne sont que les deux branches d’une proto-société secrète originaire, probablement égyptienne, et leurs différences s’expliquent avec le transfert de cette même tradition respectivement vers l’Ouest et vers l’Est. En effet, cette littérature parvient à retrouver des similarités remarquables entre les cérémonies d’initiation de la Tiandihui et certaines cérémonies maçonniques. Bien entendu, on peut se demander si ces similarités sont bien réelles ou si elles ne dérivent plutôt de la mentalité d’auteurs qui regardent la Tiandihui à travers des lunettes maçonniques. Il ne reste pas moins que cette « école » a préservé des documents capitaux, et que sa reconstruction des cérémonies est généralement considérée comme assez fidèle. Ce qui est périmé ici est l’idée d’une « proto-maçonnerie » égyptienne, que l’école « authentique » d’études maçonniques a rejeté au 20e siècle. Avec la mythologie des origines maçonniques, tombe aussi l’idée d’une origine commune de la franc-maçonnerie et de la Tiandihui. D’ailleurs, ces spéculations n’intéressent plus les francs-maçons coloniaux à partir de la fin du 19e siècle, alors que les sociétés secrètes chinoises sont de plus en plus associées à la criminalité.

Dans les premières décennies du 20e siècle, une deuxième interprétation de la Tiandihui émerge dans le cercle de Sun Yat-Sen (1866-1925.) D’après ce père du moderne nationalisme chinois, les sociétés secrètes sont un proto-nationalisme qui s’élève contre le pouvoir « étranger » des Qing au nom de la nationalité chinoise. En plus, pour le républicain Sun Yat-Sen, l’important dans la devise de la Tiandihui est l’idée de « renverser les Qing », qu’il interprète comme une aspiration au renversement d’un pouvoir impérial antinationale et corrompu. « Restaurer les Ming » ne serait qu’utopique si l’on devait le prendre à la lettre, et dois donc être interprété de façon symbolique comme « restaurer un pouvoir chinois authentiquement national.» Plusieurs auteurs ont essayé de donner une base académique à ces « intuitions » de Sun Yat-Sen, et l’on en trouve encore à Taiwan. Si l’alliance de Sun Yat-Sen et de certains dirigeants de la Tiandihui en Chine et dans l’émigration n’est certes pas sans intérêt historique, l’interprétation « proto-nationaliste » de la Tiandihui est quelque peu anachronistique et idéologique, et a été aujourd’hui largement abandonnée.

Si Sun Yat-Sen a lu les « sociétés secrètes » par des lunettes nationalistes, Mao Ze-Dong (1893-1976) a été un moment tenté par une lecture au moins de certaines sociétés comme manifestation, certes primitive, d’un « esprit révolutionnaire » chinois. Ces mots d’ « esprit révolutionnaire » se trouvent dans l’appel que Mao adresse, en juillet 1936 (Chesneaux 1965, 262), au nom du Comité central du Parti communiste, à la Gelahui (Société des Aînés et des Anciens), que la littérature précédente avait considérée soit comme une branche, soit comme une « société secrète » concurrente de la Tiandihui (voir Jacobson 1993), en lui demandant de soutenir sa lutte. En effet, les « sociétés secrètes » auront les positions les plus diverses vis-à-vis du régime communiste qui, quant à lui, s’efforcera de les supprimer après sa victoire (avec des résultats d’ailleurs assez douteux, même si la version officielle est aujourd’hui en Chine que les « triades » n’ont survécu qu’à Hong Kong et à Taiwan (dont elles chercheraient maintenant à s’infiltrer à nouveau dans le territoire chinois.) Une interprétation des membres des « sociétés secrètes » comme « révolutionnaires primitifs » (dans le sens d’Eric Hobsbawm [1959]) a été élaborée en Occident par Jean Chesneaux (1965 ; 1970) et ses élèves. Dans une perspective proche du marxisme, soit les « sociétés secrètes » comme la Tiandihui, soit des mouvements religieux messianiques comme le Lotus Blanc, font partie d’une anti-société qui s’oppose à l’oppression et à l’exploitation des paysans. « Renverser les Qing » pour Sun Yat-Sen signifie renverser les étrangers au nom du nationalisme ; pour cette école, il signifie plutôt renverser l’oppression sociale au nom de l’idéal hobsbawmien d’une « révolution primitive » qui s’ignore. Bien entendu, cette lecture – comme la précédente – risque l’anachronisme, car elle lit des phénomènes du 18e siècle à la lumière des grandes révolutions chinoises du 20e.

La littérature académique des années 1980 et 1990 a été dominée par l’« école des archives », qui fait suite à des conditions politiques favorables qui ont permis l’étude soigneuse des archives soit en Chine soit à Taiwan. Cette école – liée aux noms des historiens Cai Shaoqing et Qin Baoqi en Chine, et Zhuang Jifa à Taiwan – nie la primauté de l’élément dynastique et politique national (« renverser les Qing, restaurer les Ming ») dans l’origine et le développement de la Tiandihui. En la replaçant dans le contexte de la Chine du Sud-Est et de Taiwan, ces auteurs parviennent à voir dans la Tiandihui une société d’entraide et une évolution des sociétés fraternelles villageoises. Si les historiens chinois demeurent des marxistes et expliquent les « sociétés secrètes » par le contexte social (ce qui fait aussi, dans une perspective différente, Zhuang Jifa), ils mettent en avant la solidarité et la protection mutuelle plutôt que la révolution, et c’est ici leur différence avec un Sun Yat-Sen ou un Chesneaux. L’un des plus importants interprètes occidentaux, David Ownby, bâtit son interprétation à partir de l’« école des archives », en lisant la Tiandihui dans le contexte et l’évolution de ces sociétés et associations chinoises qui se constituent chez les paysans sans la direction, et parfois sans l’autorisation, des élites traditionnelles (Ownby 1996.) Même l’ouvrage, capitale, de Dian H. Murray, sur les origines de la Tiandihui, tout en tenant compte de certaines suggestions de Chesneaux, est largement fondée sur l’« école des archives » et a été d’ailleurs écrite en collaboration avec Qin Baoqi (Murray et Qin Baoqi 1994.)

L’« école des archives » ne s’intéresse pas trop des éléments religieux ou ésotériques, soit à cause de l’adhésion des auteurs à une sociologie qui considère la religion comme un produit secondaire des tensions sociales, soit parce qu’elle demeure lié à un schéma traditionnel de l’historiographie chinoise, qui voit la dissidence comme religieuse au Nord (les mouvements messianiques, dont le Lotus Blanc) et culturelle ou fraternelle au Sud (les « sociétés secrètes », dont la Tiandihui.) Au maximum, on concédera que la Tiandihui, où la religion n’aurait pas eu à l’origine beaucoup d’importance, a pris un ton apocalyptique et religieux au 19e siècle dans certaines régions où elle a absorbé des éléments messianiques bouddhistes ou taoïstes préexistants.

C’est ce qui a été mis en doute par une cinquième interprétation, proposée notamment par Barend J. ter Haar (1993, 2000.) D’après ter Haar, auteur d’un ouvrage monumental sur le rituel de la Tiandihui, la ritualité a une très grande importance dans cette société et révèle qu’il s’agit bien d’une forme de messianisme, qui a certes ses particularités mais qui met en doute la distinction classique entre un Nord « messianique » et un Sud « fraternel » dans la typologie des associations chinoises qui s’opposent au pouvoir impérial Qing. L’idée de « restaurer les Ming », loin d’être secondaire, pour ter Haar est révélée par le rituel dans toute sa centralité. Pourtant, il ne s’agit pas vraiment d’un légitimisme Ming. En effet, l’étude comparé des messianismes chinois montre qu’il est presque coutumier, pour les fondateurs de nouveaux mouvements religieux et ésotériques, de se présenter comme descendants « secrets » d’empereurs, donc en époque Qing comme descendants des Ming. En plus, la fusion du bouddhisme et de la religiosité populaire chinoise préconisait l’arrivée pour sauver l’humanité de désastres apocalyptiques du Bouddha Maitreya assisté d’un Jeune Prince Clair de Lune et d’un « Roi de Lumière.» Cette tradition est plus ancienne des Ming, mais a été approprié par eux. En effet, le fondateur des Ming, l’ancien moine Zhu Yuanzhang (1328-1398), avait suivi le mouvement messianique de Han Lin’er († 1366), le « Jeune Roi de Lumière » auquel il était resté toujours loyal. Après la mort de Han, Zhu et les Ming avaient revendiqué pour eux-mêmes son héritage et son charisme messianique. Les références à un « Roi de Lumière » et à des fondateurs fils de « Zhu » dans le rituel de la Tiandihui auraient donc une relation non pas nécessairement à une restauration des Ming, mais à l’évènement d’un messie « Roi de Lumière », donc à une tradition messianique qui en même temps était utilisée par, et utilisait, le symbolisme impérial des Ming.

Conclusion 

Chaque interprétation apporte des éléments utiles pour répondre aux questions sur le rôle et l’évolution de la Tiandihui et des « sociétés secrètes » en Chine. Si certains éléments sont liés à des contextes idéologiques ou politiques périmés, il faut donc considérer les interprétations comme parfois complémentaires plutôt que toujours et nécessairement alternatives.

La société fraternelle, la confrérie religieuse, le mouvement de contestation politique sont tous des antécédents de la « société secrète » chinoise du 18e siècle. Elle présente toutefois des éléments de nouveauté réels, qui dérivent largement du contexte social particulier de certaines macro-régions chinoises de l’époque. Dans ce sens, si l’on veut parler de « société secrète », c’est avant tout dans le sens de Georg Simmel (1858-1918) (1996) : la société secrète comme épiphénomène de la société (et qui a du succès, nonobstant les oppositions et les persécutions, en tant que réponse à des problèmes et des exigences réelles de cette même société.) Mais, comme le fait noter Jean-Pierre Laurant (1991, 67), dans la société secrète il y a plus que ça. En même temps qu’il assure le « fonctionnement intellectuel » d’une société, le secret ésotérique peut avoir « la fonction essentielle d’y faire entrer, d’autre part, une tradition qui la dépasse. » La Tiandihui des origines est une société secrète « simmelienne » en tant que strictement liée à un contexte social que l’« école des archives » a élucidé dans ses détails. Mais en même temps le secret ésotérique que ter Haar retrouve dans son rituel insère la Tiandihui dans « quelque chose » qui dépasse sa fonction strictement sociale et qui fait partie en même temps de la tradition des nouveaux mouvements religieux messianiques chinois et d’un « paradigme ésotérique» (Zoccatelli 2000.)

Reste à voir comme une société secrète (au sens simmelien du terme) perd beaucoup de sa ritualité dans un procès qui dure près de deux siècles, et se réduit finalement à une association de malfaiteurs avec des éléments rituels qui ne sont parfois plus compris par ces membres mêmes qui continuent à en conserver quelque chose. Nous avons déjà mentionné les théories de l’amplification de la déviance : la Tiandihui a été « criminalisée » par les autorités dans des contextes mêmes où elle n’était peut-être pas criminelle. Mais l’application de ces théories à notre cas rencontre, on l’a vu, une limite évidente dans les cas où la Tiandihui s’adonnait à des activités criminelles même avant que les autorités Qing ne découvrent son existence et son nom. Cette criminalité « originaire » démentit aussi les théories politiques d’après lesquelles la Tiandihui se serait « criminalisé » une fois sa fonction proto-politique cessée, avec le succès des révolutions chinoises du 20e siècle.

Le problème demeure ouvert. Chesneaux (1965, 52) pense que – une fois les fonctions politiques de la Tiandihui assumées par des autres acteurs sociaux (les partis politiques) – ils ne lui restaient que ses activités criminelles, qui co-existaient avec les autres à l’origine. Chesneaux, ici, voit les partis comme concurrents de la Tiandihui. Mais il ne s’intéresse ici qu’à la concurrence politique, et il néglige le contexte religieux et ésotérique. Il faudrait donc aborder le problème de la dérive criminelle de la Tiandihui à la lumière de celle que Rodney Stark (2003, 4) appelle une « sociologie des dieux. » Les échanges avec les dieux dans un contexte comme celui de la Tiandihui sont particuliers plutôt que généraux : les dieux garantissent certains avantages en échange de certains rituels, mais n’offrent pas un projet général de salut. On connaît l’aversion des « sociétés secrètes » pour le christianisme. Mais il serait intéressant de se demander si la concurrence de plusieurs systèmes globaux de salut – le christianisme, le communisme, mais aussi plusieurs formes nouvelles de proposer la religiosité chinoise – n’ait pas progressivement affaibli la capacité du rituel Tiandihui de fonctionner comme rituel religieux et ésotérique et de transmettre un « secret » dans le sens évoqué par Laurant, en ne laissant subsister que l’élément criminel, d’ailleurs présent dès l’origine.

 

REFERENCES 

Bolton, Kingsley - Christopher Hutton (dirs.). 2000. Triad Societies: Western Accounts of the History, Sociology and Linguistics of Chinese Secret Societies. 6 vols. London- New York: Routledge.

Chesneaux, Jean (dir.) 1965. Les Sociétés secrètes en Chine (19e et 20e siècles.) Paris : Julliard.

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Murray, Dian H. - Qin Baoqi. 1994. The Origins of the Tiandihui: The Chinese Triads in Legend and History. Stanford: Stanford University Press. 

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Simmel, Georg. 1996. Secret et sociétés secrètes. Tr. Fr. Saulxure: Circé. 

Stark, Rodney. 2003. For the Glory of God. How Monotheism Led to Reformation, Science, Witch-Hunts, and the End of Slavery. Princeton - Oxford: Princeton University Press. 

ter Haar, Barend J. 1993. « Messianism and the Heaven and Earth Society: Approaches to Heaven and Earth Society Texts. » In Ownby et Heidhues 1993, pp. 153-176.

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