CESNUR - Centro Studi sulle Nuove Religioni diretto da Massimo Introvigne
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The 2007 International Conference
June 7-9, 2007
Bordeaux, France
Globalization, Immigration, and Change in Religious Movements

Le narcissisme et la modernité

by Enrico GIRMENIA (Psychologue clinique, Roma)

A paper presented at the 2007 International Conference, Bordeaux, France. Please do not reproduce or quote without the consent of the author.

Bonjour

Je vous parlerai du travail que je viens de dédier à l’analyse des rapports qui existent entre l’apparition des névroses et les transformations sociales et culturelles intervenues dans le monde moderne.

La révolution moderne, c’est-à-dire la société de consommation et les libertés individuelles, a favorisé l’apparition de nouveaux modèles de personnalité caractérisés par la labilité des liens interpersonnels et de la superficialité de la vie émotive

La crise des grandes agences du consensus organisé   (notamment dans le domaine religieux et dans les idéaux) a favorisé la diffusion du vide existentiel et la difficulté de donner un sens à sa propre expérience humaine. Le narcissisme, qui a pratiquement entièrement substitué les vieilles névroses symptomatiques, apparaît comme une modalité caractérielle arrivée sur la scène clinique à une époque relativement récente et favorisée dans sa diffusion par la volonté de l’homme de faire face aux tensions et aux anxiétés de la vie moderne.

Tous les psychiatres sont aujourd’hui d’accord sur le fait que ce sont des syndromes autrefois méconnus ou peu fréquents qui prévalent, et souvent ces pathologies se présentent avec des caractères de désorientation existentielle.

La répression de la “libido” (mot utilisé par Freud pour désigner la composante de l’homme liée aux instincts) ne semble plus être à la base de l’apparition des névroses. Au contraire, aujourd’hui, nous assistons de plus en plus à l’apparition de symptomatologies qui montrent une sensation personnelle de vide et de malaise à laquelle vient s’associer la sensation de ne pas savoir donner un sens à la propre existence. La pathologie des signifiés, du sens de la vie, semble dominer la scène clinique de notre présent.

Nous ne pouvons pas en tant qu’être humain être conçu en dehors des conditionnements profonds que le système de production actuellement en vigueur exerce sur notre mentalité. Dans cette adaptation au système actuel de production et de consommation, l’homme semble expérimenter une condition de privation spirituelle qui fait ressentir ses effets négatifs. C’est alors que nous commençons à voir, nous les psychiatres, et toujours de plus en plus, des patients avec des expériences de maladies caractérisées par la difficulté de trouver un “sens” qu’ils pourraient donner à leur vie, et donc emplis de l’ennui existentiel.

L’aliénation de l’homme moderne est fort visible. L’éloignement de la nature, les processus de mondialisation et l’homologation des cultures, etc. sont autant d’éléments qui concourent à déterminer une condition de malaise existentiel évident. Les névroses et le narcissisme sont des réponses pathologiques possibles à cette condition difficile que l’homme des sociétés de masse modernes doit affronter.

La caractéristique principale de la modernité semble être la forte répression exercée sur la composante de l’inconscient, dépositaire de contenus à valeurs spirituelle et symbolique. De nombreuses recherches psycho analytiques ont démontré l’existence d’un inconscient spirituel aux côtés de l’inconscient de l’instinct.

L’homme ne semble pas pouvoir s’adapter facilement au vide spirituel actuellement en vigueur, et il manifeste alors son malaise sous différentes formes. Une des formes les plus évidentes de protestation contre ce manque d’authenticité des signifiés du monde moderne est cette apparition de névroses symptomatiques liées à un malaise existentiel accentué

Lorsque s’ouvre une situation de grand conflit entre l’inconscient et le monde de la conscience, ce sont les troubles à caractère névrotique qui apparaîtront. Pour de nombreux psychothérapeutes, de Jung à Frankl, la névrose peut en effet très bien être interprétée comme la “trahison” des instances profondes de l’inconscient, trahison due à une conscience qui ne sait pas dialoguer avec ses composantes les plus intimes et authentiques. Des  conflits de ce genre entre le monde de l’inconscient et la conscience sont très fréquents aujourd’hui, notamment en raison de la répression féroce qui est exercée par la culture moderne sur la sphère spirituelle de l’homme.

Les patients narcissiques souffrent du manque d’affectivité de ces sentiments et de ces émotions qui sont présents chez tous les êtres humains. Cet aspect est particulièrement vrai en ce qui concerne les sentiments de la mélancolie, de la tristesse et de la perte (généralement indiquée comme un deuil), éléments méconnus dans la condition narcissique. Ces personnes manifestent un comportement particulier en évitant toutes les conditions dépressives.

Supporter le deuil et le surmonter est indispensable à la croissance du Moi de la personne. Pour ne pas ressentir de sentiments dépressifs, qu’elles n’auraient pas la force de supporter, ces personnes évitent dès le début de s’engager dans toute relation qui pourrait comporter un risque de perte ou de deuil. Cette condition qui tend à éviter les rapports conduit à la solitude et à la création d’un monde intérieur qui n’évolue qu’à l’intérieur de lui-même.

La société moderne semble favoriser cette représentation de la vie entendue comme jouissance de la beauté, de la richesse et de la santé, et ce processus culturel est lié à un modèle économique  que dominent la publicité et la société de consommation. Etre jeune, beau et riche, avec un quota important de pouvoir, est devenu un impératif catégorique pour les hommes et les femmes qui veulent avoir du succès. Ce nouveau modèle idéologique domine sans rencontrer aucune contradiction dans tout l’Occident et semble justement primer les aspects infantiles et narcissiques de l’individu.

De nombreux chercheurs ont établi que les patients narcissiques ont pour la plupart un quota élevé de succès dans la société. La distance émotionnelle, le peu d’engagement personnel, et la tendance à se servir des autres pour faire progresser leurs propres intérêts, font de ces personnes des gens particulièrement adaptés à des postes professionnels dans des organisations de production ou dans des bureaux où ils peuvent mettre en valeur au maximum ces caractéristiques. Lorsqu’elles sont un peu plus âgées, à savoir quand s’approche l’age des maladies, de la vieillesse et de la mort, le narcissisme se présente alors sous des effets dévastateurs, parce qu’il frappe ces personnes  où elles sont le plus démunies, le moins prêtes.

La névrose et le narcissisme peuvent s’expliquer comme une réponse à l’aliénation et au manque de sens dans la vie du patient. La frustration et le vide existentiel sont considérés comme la cause des maladies nerveuses. La disparition du sens religieux, l’absence d’une vision philosophique de la vie, la perte des signifiés symboliques les plus profonds, sont à la base de la maladie et du malaise de l’homme du Vingt-et-unième siècle.

La névrose permet de voir le malaise existentiel, la peur du changement, du risque de grandir et de mieux réaliser sa propre existence.

Je finirai en citant Viktor Frankl, psychiatre viennois qui a survécu à Auschwitz, fondateur de l’existentialisme en psychothérapie et promoteur d’une médecine plus humaine:

“ Chaque époque a sa névrose, et chaque époque a sa psychothérapie. Nous, les psychiatres, avons aujourd’hui moins à faire à des formes classiques de névroses qu’à des formes nouvelles…. Certaines recherches montrent qu’un manque radical de sens est à la base de ce type de névrose…Les formes de névroses aujourd’hui sont dans de nombreux cas à imputer à une frustration existentielle, à un manque de réalisation de l’aspiration humaine à une existence le plus possible significative.

Les névroses ne naissent pas nécessairement dans le complexe d’Oedipe. Elles peuvent trouver leur origine dans un problème spirituel, un conflit moral, une crise existentielle.

La frustration sexuelle, ou plus généralement la frustration dans la recherche du plaisir, n’est donc pas la seule: il existe aussi une “frustration” existentielle”, c’est—dire le sentiment de manque de sens dans sa propre existence. De nos jours, l’homme ne souffre pas seulement parce qu’il se sent moins capable qu’un autre, mais parce qu’il a le sentiment que sa propre existence n’a aucun sens”