CESNUR - Centro Studi sulle Nuove Religioni diretto da Massimo Introvigne
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The 2007 International Conference
June 7-9, 2007
Bordeaux, France
Globalization, Immigration, and Change in Religious Movements

Mutations du champ religieux au niveau local : patrimonialisation de l’abbaye de Sylvanès ou de la tradition au traditionalisme

by Catarina SILVA NUNES (Universidade Aberta/CEMRI)

A paper presented at the 2007 International Conference, Bordeaux, France. Please do not reproduce or quote without the consent of the author.

Je voudrais commencer ce texte en précisant le concept de patrimonialisation adopté, que j’emprunte à André Chastel dans sa contribution à l’ouvrage Les lieux de mémoire, de Pierre Nora. Comme je l’ai remarqué ailleurs (Nunes 2006), en suivant Chastel, le patrimoine au sens contemporain du mot ne surgit que dans la période post-révolutionnaire. En cette fin du XVIIIème, aussi bien les individus dont la pulsion conservationniste se doit à la résistance à la déchristianisation et à la déféodalisation, que les intellectuels et les érudits qui, dans l’esprit de la Convention, s’efforcent de préserver les œuvres que l’expulsion du clergé  ou l’évincement massif des nobles expose à la destruction des « vandales », donneront une nouvelle signification à la notion de patrimoine (Chastel 1986: 411). Il n’est pas inutile non plus, pour nos propos, de bien signaler l’entreprise de l’abbé Grégoire. Que celui-ci ait été un adversaire de la monarchie n’est pas un fait mineur. Son anti-monarchisme ne l’empêche pas de créer un nouveau mot, « vandalisme », pour dénoncer les menaces contre les objets en rapport matériel et symbolique avec l’Ancien Régime. Nous le voyons bien : au commencement de la notion contemporaine de patrimoine, il y a bien la perte, dimension accompagnée d’une autre : celle d’un désinvestissement « valoratif » par rapport aux contextes de production des biens patrimoniaux. Ainsi, Chastel écrit :  

“La notion d’un patrimoine supérieur aux vicissitudes de l’histoire et digne d’y échapper ne pouvait donc être formulée qu’à travers un argument comme la valeur ‘générale’ des œuvres menacées ou l’affirmation de leur intérêt pour l’éducation et pour l’histoire. (…) L’argumentation a été périodiquement reprise au cours de XIXe siècle et du XXe siècle. On peut se demander si elle a bien convaincu les Français. En tout cas, des initiatives fortes amenèrent dès la fin de la Convention une première dépolitisation du problème (idem : 417).

Voilà pour ce qui concerne le patrimoine et dans une approche nécessairement superficielle.

La patrimonialisation de la religion, telle que nous la présentons ici – soit : en profonde dette à l’égard des contributions de  Michel de Certeau et de Danièle Hervieu-Léger – engage la même dimension de perte inaugurale. Je voudrais rappeler Michel de Certeau au début des années 70, lors de l’émission radiophonique avec Jean-Marie Domenach dont est issu l’ouvrage Le christianisme éclaté. Le propos de Certeau est net : il y avait peu d’années, le langage religieux était objet d’adhésion ou de combat. Maintenant – autrement dit, en 1973 – le christianisme est devenu « un fragment de la culture » (Certeau et Domenach 1974 : 10). Et il s’interroge : « Le christianisme s’est-il transformé en un folklore de la société actuelle ? » (idem : ibidem). Cette question trouve sa réponse quelques pages plus loin :

« Il semble bien qu l’expérience fondamentale de la foi ne se trouve plus au mêmes endroits que le langage religieux. Voilà le fait massif : le christianisme objectif se folklorise, il se détache de la foi pour appartenir à la culture, et, dans une évolution générale, il fournit des symboles ou des métaphores à certains secteurs en crise » (idem : 13).

En reprenant le texte de Michel de Certeau que nous venons de mentionner, Danièle Hervieu-Léger place le débat autour de l’axe des rapports de la religion avec la tradition. L’auteur définit la tradition en ces termes : « Ce qui définit essentiellement la tradition (alors même qu’elle sert, de fait, des intérêts présents), c’est qu’elle confère au passé une autorité transcendante » (Hervieu-Léger 1993 : 126). En même temps, selon l’auteur, la spécificité du croire religieux tient au fait qu’il implique l’invocation d’une lignée croyante (idem : 178) et, du coup, d’une mémoire collective autorisée. Or, reste à savoir si, dans les sociétés modernes occidentales, qui valorisent le changement en tant que tel, il est possible que la tradition, bien que dynamique et créative, ait une pertinence quelconque. Autrement dit : la religion en tant que modalité du croire faisant appel à la tradition peut-elle remplir une fonction qui ne soit pas seulement culturelle et symbolique? Ou bien est-elle condamnée à un processus irréversible de folklorisation ? D’après Danièle Hervieu-Léger, la folklorisation est « un processus de dislocation, qui affecte les religions historiques (ici, spécifiquement, le langage chrétien) en tant que corps de sens, dans les sociétés très avancées ». Or, c’est dans ce contexte qu’apparaît la question de la patrimonialisation, cette fois religieuse :

« Ce déplacement de la ‘capacité significative’ des religions historiques, du social vers l’individuel, fait d’elles, dans toutes les sociétés avancées, des patrimoines culturels révérés pour leur signification historique et leur fonction emblématique, mais faiblement mobilisés, au moins de façon explicite, dans la production actuelle des significations collectives » (idem : 131). 

Je souhaiterais présenter maintenant le cas de l’abbaye de Sylvanès comme un exemple de la patrimonialisation au niveau local. Un accent particulier sera mis sur les données de la patrimonialisation liturgique (en insistant sur l’esthétique et sur la recherche réflexive de la tradition, des « héritages ») ; de la patrimonialisation du rural (liée à la recherche de la tradition et de l’authenticité) ; des appropriations locales du local patrimonialisé (en soulignant les aspects du tourisme, de la production et de la vente de cartes postales et de la présence de la notion de valeur historique du village chez ses habitants).

Dans Sylvanès. Histoire d’une passion, le prêtre dominicain André Gouzes trace l’histoire de cette abbaye cistercienne. Elle fut fondée en 1136 et, entre 1477 et 1791, confiée à des abbés commendataires, qui n’entretinrent pas les bâtiments. Par le Concordat de 1801, l’abbatiale fut transformée en église paroissiale et les bâtiments conventuels furent vendus comme biens nationaux et en partie détruits. Seulement l’église fut restaurée en 1909. Dans les années 60 donc, exception faite à l’abbatiale, tous les bâtiments étaient en ruine et ce qui restait constituait la grange et la bergerie d’une exploitation agricole des proximités (Gouzes 1991 : 14-15). Quand, en 1974, André Gouzes redécouvre l’abbaye, elle avait été acquise par la commune de Sylvanès. À cette époque, André Gouzes animait, avec un groupe de jeunes, les Semaines Saintes du couvent dominicain de Rangueil, à Toulouse. Pendant l’été, ils avaient organisé un stage de chant dans la région et ils avaient eu l’idée de le conclure par un concert offert au gens du pays. Il s’ensuivit une invitation du maire de Sylvanès, ancien client du père d’André Gouzes, afin de jouer de la musique dans l’église. Le projet de réinvestissement de l’abbaye commence une année plus tard (idem : 93). Ce projet, qui aboutira à l’abbaye de Sylvanès devenue centre culturel et spirituel, englobera les trois données que nous avons mentionnées plus haut.

Nous commencerons par les données de la patrimonialisation liturgique et, par là, par quelques réflexions menées par André Gouzes dans Sylvanès. Histoire d’une passion. Il n’est pas sans intérêt que ce dominicain nous dise :

“Personnellement, j’ai un rapport à la réalité qui est plus sensitif et concret qu’idéologique. Dans le domaine de la liturgie, par exemple, j’ai toujours pensé qu’il fallait conserver les choses pour leur valeur propre et leur sens, et non pour l’usage d’endoctrinement ou de propagande que l’on peut en faire. La  liturgie, comme l’art, s’y dégrade. Les choses sont belles ou elles ne le sont pas ; elles ont un sens ou n’en ont pas.  L’usage des choses n’est pas leur unique raison d’être. Ainsi du grégorien. Il est beau ou il ne l’est pas. Il a du sens ou n’en a pas. Alors si nous lui reconnaissons beauté et sens, pourquoi ne pas le conserver et l’aimer, tout en s’ouvrant à d’autres répertoires?” (Gouzes 1991: 73)

Ne trouvons-nous pas la même valorisation du trésor artistique et, surtout, musical chrétien comme donnée culturelle dont parlaient Michel de Certeau et Danièle Hervieu-Léger ? Les grands récits qui autrefois étaient objet d’adhésion ou de combat, comme le remarquait de Certeau, n’ont-ils pas disparu ? Ce qui est souligné c’est la beauté et l’ancienneté d’une musique chrétienne, autrement dit la donnée esthétique et la donnée héritage.

Regardons maintenant la patrimonialisation du rural. Nous proposons qu’elle est liée à la recherche de la tradition et de l’authenticité. Je propose quelques images pour illustrer ma proposition. Je commence donc par parler de la vidéo L’enchantée, réalisée par Jean-François Pahun en 1997 à l’occasion du 20ème anniversaire de la refondation de l’abbaye. Au fur et à mesure qu’une séquence de chanteurs nous est présentée dans une image, la voix off déclare que, à la base de la résurrection de l’abbaye, se trouve le Père Andrè Gouzes, originaire de la région, l’Aveyron. Cependant, la voix off nous transmet aussi l’idée selon laquelle une telle « résurrection » est un travail de groupe, idée qui sera illustrée par la consécutive entrée en scène de plusieurs protagonistes de l’entreprise de l’abbaye de Sylvanès. Ainsi, l’éditeur des productions de Sylvanès prend la parole peu après, en soutenant que c’est passionnant de travailler dans cette mission culturelle et liturgique. Et, en effet, la séquence suivante, qui montre l’église abbatiale, nous renvoie à une représentation simultanée d’une certaine vie liturgique et d’un monument historique.

Mais la vidéo montre plus que cette culture de monuments. Elle renvoie à une représentation de la culture comme culture rurale, de troupeaux, d’eaux qui ont déjà permis aux anciens moines de Sylvanès de construire un établissement thermal, et de petits villages. Cet imaginaire de la ruralité en tant que paysage et tradition religieuse est d’ailleurs repris lors de la séquence qui nous montre André Gouzes, près d’un immense clocher, déclarant que depuis son enfance il adorait la forêt.

Soyons maintenant attentifs aux appropriations locales du local patrimonialisé. Parler du local patrimonialisé suppose une mise à distance du local par rapport à soi-même et puis un investissement du local en lui-même. Partant, je soulignerai l’aspect de  la présence de la notion de valeur historique et patrimoniale du village chez ses habitants, que j’ai pu observée pendant mon travail de terrain à Sylvanès. À ce moment-là, mon exposé deviendra nécessairement descriptif, à la manière ethnographique.

Dans ce contexte, je dois dire que j’ai été hébergée au Prieuré des Granges, la maison où habite André Gouzes et où séjournent les personnes qui lui sont proches. Le village de Sylvanès est situé à 4,5 km de ce prieuré et comprend l’abbaye, quelques maisons qui semblent appartenir à des particuliers, la mairie, la boutique et le café. Je me suis beaucoup promenée entre le prieuré et le village et dans le village lui-même.

Parmi les activités auxquelles j’ai participé pendant mon séjour, il y a eu un festival de musique sacrée proposé par l’Abbaye de Sylvanès. Comme, l’un des jours, il y avait un concert à 21 heures que je ne voulais pas manquer, j’ai décidé de dîner au café de Sylvanès. J’ai eu l’occasion de remarquer que le café expose sur les murs des tableaux qui m’ont semblé être des représentations de quelques bâtiments de l’abbaye.

Toujours en ce qui concerne la mise en tourisme de l’abbaye et la mise en valeur du village qui en est découlée, le cinquième jour de mon séjour aux Granges je suis allée à la librairie de l’abbaye, en essayant de voir quel type d’articles on y vendait.  Il y avait les CD d’André Gouzes, deux livres du théologien Claude Geffré sur l’interprétation, deux exemplaires de la revue Maison Dieu, mais aussi des livres de tourisme, des guides de tourisme de la région et, comme je l’avais déjà remarqué lors de mon séjour à Sylvanès à l’été 2004, du roquefort. Je suis également allée à la boutique du village qui, elle aussi, vend des cartes postales de l’abbaye, des CD d’André Gouzes et de son entourage et deux de ses livres : Une Église condamnée à renaître et La nuit lumineuse. J’ai acheté toute une série de cartes postales, afin de mieux pouvoir étudier leurs motifs. En regardant maintenant ces cartes postales, j’en trouve deux qui montrent l’intérieur des bâtiments monastiques, un qui présente la flore locale, un avec des images de la ville la plus proche et des allusions au roquefort (troupeau de brebis inclus), en montrant les moments de la journée paysanne, deux avec des images bucoliques de vaches sur fond de prairies et de forêts et, enfin, deux qui présentent Sylvanès en associant des images de l’abbaye à des images de troupeaux surveillés par des bergers. De visuelle, cette association deviendra sonore lorsque, le 15 août, le grand jour de fête pour le village et pour l’abbaye, après la messe, un chœur masculin chantera le Salve Regina des bergers.

Ce fut également l’après-midi de ce 15 août que j’ai obtenu des indications relatives à la représentation que les habitants de Sylvanès se font de leur village et du rôle joué par l’abbaye. J’étais trop fatiguée pour parcourir les 4,5 km entre Sylvanès et les Granges et j’ai décidé de rentrer en taxi. Le chauffeur de taxi est le mari de la dame qui tient la boutique du village.

Ce monsieur est né à Sylvanès, ainsi que tous ses ancêtres jusqu’à la troisième ou quatrième génération. Il a défini l’abbaye comme un « cadeaux » qui lui permet de continuer à vivre à Sylvanès, où il a installé le magasin en 1995. Avant, il était menuisier. Si l’abbaye n’existait pas, il aurait gardé sa maison au village mais il serait parti ailleurs pour travailler. Je lui ai demandé si l’abbaye était une bonne chose pour le village. Il m’a répondu qu’elle l’était, et non seulement pour le village, mais aussi pour toute la région, pour le commerce et les transports. Il m’a dit aussi que ce qui s’était passé pour lui s’était passé également pour le café. Ceux du café se sont établis à Sylvanès au début des années 90.

J’ai annoncé comme titre de cette communication « Mutations du champ religieux au niveau local : patrimonialisation de l’abbaye de Sylvanès ou de la tradition au traditionalisme ». Qu’est-ce qui a donc changé du point de vue religieux au niveau local ? Et pourquoi sommes-nous passés de la tradition au traditionalisme ? Je propose que c’est la conscience de la tradition religieuse et historique et de la crise de la tradition en général, de sa perte que l’on annonce en peu partout, qui a déclenché ce passage de la tradition au traditionalisme.

 

Certeau, Michel de et Jean-Marie Domenach, 1974, Le christianisme éclaté, Paris, Cerf

Chastel, André, 1986, “La notion de patrimoine”, Nora, Pierre (org.), Les lieux de mémoire II. La nation**, Paris, Gallimard, pp. 405-450

Gouzes, André (en collaboration avec René Poujol), 1991, Sylvanès. Histoire d’une passion, Paris, Desclée de Brouwer

Hervieu-Léger, Danièle, 1993, La religion pour mémoire, Paris, Cerf

Nunes, 2006, “Em torno da noção de património”, Cruz, Fernando (org.) CD-ROM Investigação e Desenvolvimento Sócio-cultural (Actas do III Congresso Internacional), Póvoa do Varzim, Associação para a Investigação e Desenvolvimento Sócio-cultural.