La décision de la Cour de Cassation italienne sur la Scientologie

(8 octobre 1997)

 

©M.Introvigne et CESNUR 1997

La Cour de Cassation (la Cour Suprême en matière de juridiction en Italie) a rendu le 8 octobre 1997 un arrêt très important sur l'Eglise de Scientologie. Le texte complet en français (48 pages) peut être lu ici sur la page du CESNUR. Nous proposons ici un résumé et un aperçu de la jurisprudence italienne précédente à propos de la Scientologie. Notre but est de verser cette pièce importante au dossier du débat sur la définition de la religion, sans prendre ici position sur la Scientologie et ses activités en Italie ou ailleurs.

Comme dans d'autres pays, en Italie il existe de nombreuses décisions sur la Scientologie, mais trois sont particulièrement importantes. Les activités de la Scientologie ont été minutieusement examinées par trois des plus importantes juridictions italiennes : celles de Rome, de Turin et de Milan. Chacune a examiné les activités des scientologues dans son ressort respectif.

Le 28 Janvier 1997, dans un arrêt définitif, la Cour d'appel de Rome a considéré la Scientologie comme une "philosophie religieuse appliquée." Contrairement à la décision de première instance, la Cour d'appel a jugé que la "vente" de services rémunérés était encore "intrinsèquement inhérente au but religieux institutionnel de l'organisation" et n'a pas remis en cause son statut religieux. Le Tribunal de Turin, dans un autre arrêt du 29 Mars 1996 devenu irrévocable, a relaxé 21 scientologues de la région poursuivis pour dix chefs de fraude fiscale pour avoir revendiqué le statut religieux d'exonération fiscale à propos d'une organisation non-religieuse. Le procès a duré 10 ans et la décision a comporté une longue discussion du statut de la Scientologie. En critiquant une décision de 1993 de la Cour d'appel de Milan, le Tribunal de Turin a observé que les juges ne peuvent malheureusement pas éviter la question de la définition de la religion, puisque "la loi italienne accorde un certain nombre de droits et de privilèges aux organisations religieuses, sans aucunement définir ce qu'est une organisation religieuse." Les juges turinois ont également relevé que "demander à de simples juges (qui ne sont certainement pas des experts en matière religieuse) de statuer en ce domaine pourrait sembler irréaliste", car "même parmi les experts, il n'y a pas de définition de la religion acceptée par tous". Toutefois, parmi les définitions possibles, le tribunal en a choisi une, qui définit la religion comme "un système de relations entre les êtres humains et le sacré, où les hommes ressentent et savent qu'ils dépendent du sacré et cherchent à l'atteindre par une forme de culte ou d'adoration". A l'issue d'une discussion approfondie, le tribunal a conclu que la Scientologie est une religion selon cette définition, quoique peut-être une religion "syncrétique", "hédoniste" ou même "païenne". Selon les juges turinois, la Scientologie est une religion même si elle n'est pas une église puisque le nom d'église devrait être préférablement "réservé aux communautés partageant les valeurs de la tradition chrétienne".

La Cour d'appel de Milan était parvenue à une conclusion différente. En réformant un arrêt de première instance favorable à la Scientologie, le 5 Novembre 1993, les juges d'appel milanais avaient déclaré un certain nombre de scientologues coupables de divers délits, tous prétendument commis avant 1981, sans se préoccuper de la question de savoir si la Scientologie était une religion. Par décision du 9 Février 1995, la Cour de Cassation italienne a cassé la décision milanaise de 1993 avec renvoi, en demandant à la Cour d'appel de réexaminer si la Scientologie n'était pas en réalité une religion. Par arrêt du 2 Décembre 1996, la Cour d'appel de Milan a obtempéré, mais a décidé que la Scientologie n'était pas une religion. Les scientologues milanais pouvaient donc être condamnés notamment pour association de malfaiteurs, dans un arrêt très souvent cité dans les controverses internationales sur les "sectes". Comme leurs homologues turinois, les juges d'appel milanais ont relevé qu'"il n'existe pas de définition législative de la religion" et que "nulle part dans la loi [italienne], on ne trouve d'éléments utiles pour distinguer une organisation religieuse d'autres groupes sociaux". Cependant, parmi un certain nombre de définitions possibles, les juges milanais en ont choisi une qui définit la religion comme "un système de doctrines centrées sur la présupposition de l'existence d'un Etre Suprême, qui a une relation avec les hommes, ces derniers ayant à Son égard un devoir d'obéissance et de vénération". D'autres critères fondés sur la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle italienne étaient pris en considération, mais ils étaient nettement accessoires par rapport à la définition principale. En théorie, la référence à un "Etre Suprême" peut être interprétée de façon non-théiste. C'est notamment l'interprétation adoptée par la décision judiciaire de la Cour Suprême américaine interprétant le Universal Military Training and Service Act de 1948, lequel comporte également dans sa définition de la religion la référence à "une relation avec l'Etre Suprême". Les magistrats milanais ont en revanche interprété l'Etre Suprême d'une façon théiste. En conséquence, ils ont facilement pu exclure la vision non-théiste du monde de la Scientologie du domaine de la religion.

Le 9 Octobre 1997, la Cour de Cassation a également cassé la décision milanaise de 1996, à nouveau avec renvoi (ce qui signifie qu'une autre chambre de la Cour d'appel de Milan devra réexaminer les faits de l'affaire). La Cour de Cassation a considéré la définition théiste de la religion par les juges milanais comme "inacceptable" et "erronée", parce qu'elle était "uniquement fondée sur le paradigme des religions bibliques". Une telle définition exclurait le bouddhisme, dont la principale organisation italienne, l'Union Bouddhiste Italienne, a été reconnue en Italie comme "confession religieuse" depuis 1991. Le bouddhisme, selon la Cour de Cassation, "n'affirme certainement pas l'existence d'un Etre Suprême et, en conséquence, il ne propose pas une relation directe de l'être humain avec Lui".

Il est vrai, observe la Cour de Cassation, que "le fait qu'un groupe se définisse lui-même comme religieux ne suffit pas à le faire reconnaître comme une véritable religion". La décision milanaise de 1996 citait la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle italienne et sa référence à l"opinion commune" pour décider si un groupe est une religion. Toutefois, l'"opinion commune" à retenir, selon la Cour de Cassation, est plutôt "l'opinion des spécialistes" que l'"opinion publique". Cette dernière est normalement hostile aux minorités religieuses et, de plus, difficile à appréhender : on se demande, relève la Cour de Cassation, "par quel moyen les juges milanais ont pu avoir connaissance de l'opinion publique de l'ensemble de la communauté nationale". D'un autre côté - selon la Cour de Cassation - la plupart des universitaires semblent préférer une définition de la religion suffisamment large pour inclure la Scientologie et, lorsqu'ils sont interrogés, certains d'entre eux concluent que la Scientologie est bien une religion, car elle a pour but "la libération de l'esprit humain par la connaissance de l'esprit divin qui réside en chaque être humain". La décision de 48 pages de la Cour de Cassation a également examiné certains des arguments avancés par les critiques (et par les juges milanais en 1996) pour dénier à la Scientologie le statut de religion. Cinq arguments principaux sont discutés.

1. En premier lieu, les critiques objectent que la Scientologie est "syncrétique" et ne propose aucune "croyance" réellement "originale". Ceci est dénué de pertinence, répond la Cour de Cassation, car le syncrétisme "n'est pas rare" parmi les véritables religions et de nombreuses confessions chrétiennes récemment établies présentent de très rares "caractères propres" lorsqu'on les compare à des confessions plus anciennes.

2. Deuxièmement, il est prétendu que la Scientologie est présentée aux prosélytes potentiels comme une science, non comme une religion. La Cour de Cassation répond que, au moins depuis Thomas d'Aquin, la théologie chrétienne affirme être une science. D'un autre côté, une science affirmant aboutir à des résultats non empiriques tels qu'"une connaissance de Dieu" (ou la constatation que "les êtres humains sont des dieux") est peut-être de la "mauvaise science", mais elle est "intrinsèquement religieuse".

3. Troisièmement, les critiques font référence à d'anciens membres (principalement des apostats militants comme "Atack et Armstrong", cités dans la décision milanaise de 1996) qui affirment que la Scientologie n'est pas une religion mais seulement une façade pour cacher des activités criminelles. La Cour de Cassation se demande comment il est possible de savoir si l'opinion d'anciens membres mécontents est représentative d'une population plus importante d'anciens membres. D'autres anciens membres ont, en effet, comparu comme témoins de la défense, et de toute façon, le nombre d'anciens membres de la Scientologie semble être assez important. L'opinion de deux ou même de vingt d'entre eux, est donc difficilement représentative de ce que pense la moyenne des anciens membres.

4. Quatrièmement, des textes de L. Ron Hubbard, fondateur de la Scientologie, et d'anciens responsables italiens semblent impliquer que l'objectif de base de la Scientologie est de faire de l'argent. L'importance accordée à l'argent dans ces textes est, selon la Cour de Cassation, "excessive", mais elle "apparaît peut-être bien moins excessive si nous considérons la manière dont l'Eglise catholique Romaine s'est procurée de l'argent dans le passé". La Cour de Cassation cite Ananias et Sapphira dans les Actes des Apôtres (lesquels sont morts parce qu'ils avaient gardé pour leur usage personnel une partie de ce que leur avait procuré la vente de leurs biens et avaient menti à l'évêque, plutôt que de tout lui remettre), les controverses de la fin du Moyen-Age sur la vente d'indulgences et le fait que, jusqu'à très récemment, les églises catholiques italiennes avaient l'habitude d'afficher à la porte de l'église "une liste des services proposés [messes et autres] avec les prix correspondants". Ces dernières observations, selon la Cour de Cassation, confirment que les services rémunérés sont plus répandus au sein des religions que les juges milanais de 1996 ne semblaient le croire. En ce qui concerne la Scientologie, la Cour de Cassation a poursuivi en observant que les textes les plus "troublants" sur l'argent ne constituent qu'une partie minime de l'énorme production littéraire d'Hubbard (qui comprend "environ 8.000 ouvrages") ; et qu'il s'agissait essentiellement de lettres circulaires ou de bulletins à l'intention "des responsables des finances et de la structure économique, non pas du membre moyen" Même si l'on devait conclure que l'activité essentielle de la Scientologie est la "vente" de la Dianétique, ceci ne signifierait pas, selon la Cour de Cassation, que la Scientologie n'est pas une religion. Quel est, en fait, le but ultime de "la vente de la Dianétique et de la Scientologie" ? La Cour de Cassation estime qu'il n'existe pas de preuve que de telles "ventes" soient organisées pour le seul bénéfice personnel des dirigeants. Si elles constituent un outil de "prosélytisme", le fait de faire de l'argent ne représente qu'un objectif intermédiaire. L'objectif ultime est le " prosélytisme " et ce but "pourrait difficilement être plus caractéristique d'une religion", même si "selon la stratégie du fondateur [Hubbard], la conversion de nouveaux membres est recherchée et organisée grâce à la vente et à la livraison de la Dianétique et de la Scientologie".

5. Une cinquième objection discutée par la Cour de Cassation est que la Scientologie n'est pas une religion puisqu'il était établi, dans l'affaire de Milan elle-même, qu'un certain nombre de scientologues étaient coupables de "techniques de ventes frauduleuses" ou avaient abusé de clients particulièrement faibles, lors de la "vente" de la Dianétique ou de la Scientologie. Ces activités illégales, observe la Cour de Cassation, devraient faire l'objet de poursuites, mais il n'est pas démontré qu'elles représentent plus que "des activités déviantes occasionnelles" d'un certain nombre de responsables et de membres de la branche milanaise "sans portée générale" sur la nature de la Scientologie.

La décision de la Cour de Cassation italienne de 1997 relative à la Scientologie comporte l'une des discussions les plus importantes - à ce jour et au niveau international - sur la manière dont les tribunaux peuvent appliquer les lois existantes leur imposant apparemment de décider si un groupe spécifique est, ou n'est pas, une religion. Elle considère que le défaut de définition juridique de la religion en Italie (et ailleurs) "n'est pas le fait du hasard". Toute définition deviendrait rapidement dépassée et, en fait, restreindrait la liberté religieuse. Il vaut bien mieux, selon la Cour de Cassation italienne, "ne pas limiter avec une définition, toujours restrictive par nature même, le domaine plus large de la liberté religieuse." La "religion" est un concept en constante évolution et les tribunaux ne peuvent l'interpréter que dans le cadre d'un contexte historique et géographique spécifique, en tenant compte des opinions des experts.

Lorsque l'on examine ces décisions, deux impressions subsistent. La première est que les juges sont vraiment perplexes et quelque peu perturbés lorsqu'on leur demande de définir la religion et qu'en même temps la loi ne leur fournit aucun critère. L'opinion exprimée en 1997 par la Cour de Cassation italienne selon laquelle il est préférable de ne pas avoir de définition juridique, de façon à permettre une plus grande liberté religieuse, n'est apparemment pas partagée par de nombreuses autres juridictions. En second lieu, il est difficile d'éviter l'impression d'une application sélective de certains critères en fonction du résultat souhaité, celle-ci étant elle-même gouvernée par la conviction préalable qu'un mouvement mérite protection ou sanction.


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Mon, Dec 13, 1999